Maintenant que les choses commencent à se calmer dans les balieues, nous pouvons commencer à parler et d'une manière plus sereine des causes et des soubassements des violences urbaines.
Dans l'entretien qui va suivre, Trevor Phillips, chargé de la lutte contre les discriminations en Grande-Bretagne, soulève la question ethnique et son traitement dans le cadre français.
Entretien de Armelle THORAVAL
Libération.fr
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Trevor Phillips, 52 ans, est le président de la Commission pour l'égalité raciale. Cette institution britannique, créée en 1976, est chargée de lutter contre les discriminations et la ségrégation. Travailliste, il a fait ses classes militantes dans les rangs du syndicalisme étudiant. Il est noir : ses parents sont nés dans l'ancienne Guyane britannique. Sa femme est française. Parfois iconoclaste, il ne célèbre plus les vertus du multiculturalisme à l'anglaise et analyse ce qui se passe en France.
Vous dites que «l'incantation liberté, égalité, fraternité» masque, en France, la «réalité de la vie» des femmes et hommes «non blancs». C'est-à-dire ?
Il existe un silence en Europe sur les questions raciales. La classe politique est terrifiée à l'idée que les questions de races et de cultures puissent être une ligne de division à travers son territoire. Or c'est en partie ce qui se passe en France, c'est une question d'origine qui se pose. Prenez l'Allemagne : deux générations de Turcs s'y sont implantées, auxquels on refuse la citoyenneté. On ferme les yeux sur cette population. Aux Pays-Bas, réputés pour leur cosmopolitisme, le problème est identique : il n'y a pas de question raciale. En France aussi cette question est dissimulée. La gauche concourt à ce silence : à ses yeux, le problème des quartiers est une question de pauvreté. C'est en partie vrai, mais pas seulement. Y a-t-il, en ce moment, des jeunes pauvres et blancs qui descendent dans les rues ? Regardez Yazid Sabeg, le seul grand patron d'origine arabe : lui aussi parle de la demande de respect. Ceux qui descendent dans la rue réclament d'être traités comme des Français de souche, sans être identiques. L'establishment politique est d'une absolue suffisance par rapport à la tradition républicaine, lorsque cela consiste à croire qu'on peut imposer l'uniformité à chacun. Ça ne marche pas.
Les violences en France sont-elles un signal d'alarme pour toute l'Europe ?
Oui, car nous devons faire face au double défi de la mondialisation. D'abord, nous assistons à des mouvements de population à un niveau inconnu jusqu'ici. Il y a 6 à 7 millions de personnes d'origine étrangère en France, 4 à 5 en Grande-Bretagne. La mondialisation signifie aussi que, pour beaucoup, les questions d'identité sont devenues plus compliquées, plus «multifactorielles». Il y a cent ans, ici, était votée la loi sur les étrangers qui visait à interdire l'entrée, parmi les Juifs fuyant les persécutions en Russie, ceux qui étaient considérés comme indésirables : à l'époque, ceux qui entraient en Grande-Bretagne savaient qu'ils n'avaient d'autre solution que de devenir parfaitement anglais. Aujourd'hui, il y a des gens qui veulent être britanniques ou français tout en conservant de fortes attaches avec leur pays d'origine, parce que vous ne pouvez pas tirer un trait sur votre identité. Le modèle français, c'est le système d'une route à sens unique : les gens doivent oublier leur identité. Ce modèle ne peut survivre à la mondialisation. Il était gérable quand la France était fermée. Il est tout aussi infructueux de prétendre que la religion n'est pas au coeur d'une identité construite. Plus vous l'ignorez, plus vous ignorez une large part de la population. Il n'y a rien de plus hypocrite : la République est laïque, mais elle est essentiellement catholique. Il faut aussi éviter le modèle américain : une route à double sens de circulation mais séparée.
Vous tirez également la sonnette d'alarme sur l'absence de partage du pouvoir.
Combien y a-t-il de gens de couleur à l'Assemblée nationale ? A la télévision ? En France, un certain establishment ne paraît pas beaucoup s'inquiéter des questions de démocratie. En Angleterre, nous ne pourrions pas avoir de Premier ministre non élu. Dès lors, les routes des gens des cités et des énarques ne se croisent jamais : il est possible de mener des vies séparées. Aussi longtemps que les révoltés restent dans leurs zones, on peut se dire : laissons-les brûler leurs propres écoles, leurs propres bus...
Pour autant, vous ne défendez pas le modèle britannique du multiculturalisme...
Nous essayons de trouver une voie entre assimilation forcée et vies séparées. Les émeutes du début des années 80 en Grande-Bretagne nous ont forcés à reconnaître qu'une partie de l'égalité, c'était la diversité, le droit à la différence. Mais nous avons placé ce second élément au-dessus du premier, avec un risque de ghettoïsation. Nous avons donc quelque chose à apprendre de l'idée d'identité égale à la française. D'ailleurs, ce que j'entends des émeutes, c'est : «Autorisez-nous à être français, à bénéficier du même respect», «Cessez de nous traiter comme Français quand il faut bosser et comme Algériens pour le reste». Ce que les Français ont à apprendre de nous, c'est le pragmatisme. Je suis ravi de parler de philosophie, mais il faut avoir une machinerie contre les discriminations, des lois pour protéger les gens contre l'inégalité, imposer un régime de devoir aux officiers de police. Ça suppose de regarder les questions ethniques et raciales en face. Or, pour l'instant, la France est en état de déni. Tant que cela sera le cas, les voitures brûleront...