Qui sont les moutons ?
Ahmed Réda Benshemsi
“Si la fièvre du mouton nous prend chaque année, c’est simplement… pour faire comme les autres !”
Maintenant que nous avons bien digéré, réfléchissons un peu… Mais que mes amis barbus se rassurent tout de suite : loin de moi, cette année, l’idée de “dénigrer” l’Aïd le Grand, ce rituel glorieux qui fait la joie des petits et des grands, foi de la RTM. Je ne vais pas non plus en remettre une couche sur les folies des plus humbles, prêts à vendre le matelas, la télé et la mobylette pour parader fièrement dans le quartier, un monstre à cornes en laisse (lisez plutôt la chronique de Chadwane
Bensalmia,).
Ce qui me turlupine, c’est surtout cette question : sacrifier un mouton le jour de l’Aïd est-il vraiment une obligation islamique ? Le Coran ne l’ordonne nulle part. En revanche, il en est bien question dans la Sunna (geste prophétique), et notamment dans ce passage, rapporté par Mohammed Ibn Yahia et relayé par 6 autres témoins certifiés : “Quand le saint prophète voulait sacrifier, il achetait deux moutons grands, gros, cornus et bien portants. Il égorgeait l’un d’eux pour ceux qui attestent de l’unicité de Dieu et l’authenticité de Son messager (NDLR : les musulmans), et égorgeait l’autre pour lui-même et sa famille”*. Autrement dit, c’est à l’imam qu’il revient de sacrifier un mouton, certes énorme, mais au nom de TOUS les musulmans (Hassan II le faisait d’ailleurs pour préserver le cheptel, les années de sécheresse). Pour les autres, c’est ceux qui veulent bien, et personne ne les y oblige. Les musulmans libanais, par exemple, se sont affranchis de ce rite, il y a bien longtemps. De quel droit prétendrions-nous qu’ils sont moins bons pratiquants que nous ?
Plus loin, encore : savons-nous vraiment ce que nous commémorons, en sacrifiant un mouton le jour de l’Aïd ? Le célèbre geste d’Ibrahim qui, voulant égorger son fils pour l’amour de Dieu, vit l’enfant miraculeusement remplacé par un bélier, puis l’égorgea ? Cette histoire est bien antérieure à l’apparition de l’islam. Les juifs aussi commémorent le geste d’Ibrahim (Abraham, chez eux) mais entre rabbins, sans que la communauté des croyants se sente concernée. Serions-nous les seuls “gens du livre” à reproduire fidèlement l’acte de foi d’Ibrahim ? Même pas. D’après le chercheur marocain associé au CNRS Mohammed Mahdi, ce que le rituel musulman du sacrifice commémore chaque 10ème jour du mois hégirien de dou l’hijja, c’est… le pèlerinage de l'adieu, marquant la fin de la mission prophétique de Mohammed. Quel livre d’école, quelle comptine de grand-mère raconte cela ? Aucun et aucune, évidemment. Un joli mythe vaut mieux qu’une réalité décevante.
Alors, si ce n’est pas une obligation religieuse, ni une reproduction de la geste prophétique, ni même la réédition symbolique du sacrifice d’Abraham, qu’est-ce qui nous pousse, chaque année, à l’orgie bacchanale et à l’endettement le plus inconsidéré ? Réponse du même Mahdi : “Se sacrifier pour sacrifier, c'est pouvoir accéder au temps de la fête. Fêter (t'ayyed), c'est se conformer au groupe social et s'inscrire dans la normalité, quel qu'en soit le prix”. Autrement dit : si la fièvre du mouton nous prend tous une fois par an, c’est tout simplement pour… faire comme les autres ! Moralité : les moutons ne sont pas forcément ceux qu’on pense...
Ben Chemsi : Tel Quel