L’écriture de tamazight entre le marteau des linguistes et l’enclume des politiques.
Par Lahbib FOUAD
[Contribution aux travaux de la rencontre organisée par l’association Asid (Meknès le 5 octobre 2002) au sujet de l’écriture de tamazight]
L’écriture de tamazight, restée pendant longtemps otage des linguistes dans un système de transcription phonétique, devient aujourd’hui l’affaire de tous ceux qui la pratiquent quotidiennement et de tous ceux qui produisent et lisent en cette langue.
Pour transmettre tamazight, les linguistes utilisent un système phonétique qui consiste à attribuer un signe particulier à chaque son donné. Cette notation utilisée par les phonéticiens est basée soit sur l’alphabet phonétique international (API), soit sur un système gréco-latin inventé par les ethnologues européens dans le but de transcrire les langues autochtones des pays colonisés... Mais, cette notation n’a jamais été conçue pour un usage scolaire.
Pour transcrire phonétiquement tamazight, deux autres graphies s’affrontent sur le terrain politique et idéologique, il s’agit d’une part de la graphie autochtone Tifinagh, et d’autre part la graphie islamo-arabe araméenne.
L langue tamazight semble donc devant un embarras du choix de la graphie. Mais, il n’en est rien ! C’est une illusion ! Car en réalité, la guerre des graphies a déjà eu lieu, et l’intelligence humaine a déjà fait son choix.
La question de la graphie à adopter pour écrire tamazight est strictement liée à une question capitale qui est celle de savoir quelle langue nous voulons enseigner à l’école ?
Il est évident que si l’on décide d’enseigner phonétiquement les dialectes (chose qu’il faut absolument éviter), nous serons amenés à utiliser l’un ou l’autre des systèmes phonétiques cités plus haut, mais le résultat reste le même : Un handicap graphique et technologique majeur lié à l’archaïsme de ces systèmes de notation, avec une impasse pédagogique et linguistique liée à la diversité dialectale.
Mais au contraire, si nous décidons d’enseigner une langue amazighe standardisée selon une orthographe conforme aux normes de la grammaire universelle (et je l’espère pour tamazight), nous n’avons alors plus qu’un seul choix, c’est l’utilisation du système alphanumérique universel, le seul système capable de servie la langue tamazight et de l’inscrire parmi les langues écrites du futur.
En analysant la situation actuelle de l’écrit en tamazight, on s’aperçoit facilement que grâce aux moyens de communication modernes tels les journaux, les livres, Internet...etc., une génération d’auteurs et de lecteurs imazighen s’installe sans jamais avoir appris l’écriture de cette langue à l’école § Situation anormale peut-être, mais, sachant que la langue appartient à ceux qui la pratiquent, on comprend décidément pourquoi tamazight s’est échappée du ghetto des laboratoires de linguistiques.
Dans ce sens, je peux avancer, sans risque de se tromper, que la littérature amazighe écrite et publiée dans la dernière décennie, dépasse largement l’ensemble de ce qu’elle a produit pendant toute son histoire malgré qu’elle possède l’alphabet ... le plus vieux du monde. N’importe quel observateur objectif saura pourquoi !
En plus du réveil identitaire, c’est l’explosion des moyens modernes de communication qui a permis à tamazight écrite de se diffuser et de pratiquer en dehors des institutions de l’État. Et c’est la naissance de plusieurs supports indépendants d’édition et de publication qui, en véhiculant la langue tamazight, a donné un souffle considérable à sa littérature t amazigh avec un véritable enthousiasme et à sa culture au cours des dix dernières années.
Mais, un détail capital explique cette diffusion de l’écrit en tamazight et la naissance d’un lectorat amazigh avec un véritable enthousiasme des auteurs-producteurs, c’est cette facilité de la lecture, de l’écriture et de la diffusion de tamazight en utilisant une graphie imposée par les normes des moyens modernes de communication et de l’impression qui exigent l’usage du clavier alphanumérique universel. Cette diffusion n’a jamais été l’œuvre des systèmes de notations archaïques et inadaptées au matériel standard, mais bel et bien l’œuvre du clavier alphanumérique. Ce clavier, (avec l’écran cathodique) reste à la base de toutes les télécommunications actuelles et de toutes les technologies du futur.
Le clavier alphanumérique, basé sur dix chiffres de 0 à 9 et sur vingt six lettres de A à Z, est le clavier commun le plus connu de toutes les machines à écrire traditionnelles et modernes. C’est le clavier que la majorité des langues fortes de ce monde utilisent. C’est le clavier le plus simple, le plus compatible et le plus pratique que l’intelligence humaine a pu créer. C’est un patrimoine universel considérable que tamazight doit exploiter et en tirer profit. Tout autre clavier n’est que bricolage éphémère.
Le clavier alphanumérique permet de faire profiter tamazight de tous les avantages que procure l’intelligence artificielle des programmes informatiques et leurs applications dans les domaines de l’éducation, et de l’apprentissage des langues.
Mais malgré l’évidence de l’échec de toute tentative de prétendre créer un clavier propre aux imazighen, certains politico-linguistes tentent vainement d’enfermer cette langue dans un éternel handicape graphique basé sur un système de notation phonétique ambiguë et hors du temps. Un système qui étoufferait tamazight dans une véritable impasse technologique et qui placerait tamazight hors de toute civilisation...
En utilisant les signes phonétiques encombrés de diacritiques pour écrire tamazight, il est impossible par exemple d’envisager concevoir des logiciels ou des applications pratiques tel un correcteur d’orthographe ou un vérificateur de grammaire... Avec ses signes phonétiques, tamazight ne pourra même pas profiter de l’utilité d’un simple agenda électronique ou d’un service aussi élémentaire qu’un message SMS ou d’une page web...
Evidemment, ceux qui prêchent pour ces signes phonétiques vous diront qu’il est possible de les " télécharger " de puis Internet ! Mais, ils savent que ce n’est pas vrai ! En plus, ils font semblant d’ignorer qu’il existe une infinité d’appareils qui ne sont pas connectés à ce réseau. En plus, un nombre indéterminé d’autres technologies sont programmées d’avance par leur fabricant toujours sur la base alphanumérique universelle... En pratique, seuls ces caractères alphanumériques sont compatibles et ne sont jamais altérables lors de la transmission, lors de la compression et lors de la conversion des données...
Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de cette guerre perdue d’avance des graphies ?
Premièrement. La graphie phonétique utilisée par les phonéticiens pour comparer les dialectes ne peut être pratiquée en classe car elle ne sort pas du cadre de l’oralité ; cette transcription ne saurait être considérée comme écriture. Sur le plan pratique, cette transcription basée sur le principe d’attribuer un signe pour chaque son, exige un clavier d’au moins 45 signes, chose que la technologie de l’imprimerie actuelle n’a pas l’intention de réinventer.
Deuxièmement. La transcription phonétique ne peut jamais standardiser tamazight car cette notation basée sur le dialectal et sur les accents régionaux, n’est pas digne d’une langue respectable comme tamazight. Au contraire, cette notation ne fera que renforcer le caractère folklorique et amplifier la fragmentation de tamazight
En plus en enseignant les dialectes à l’école, il serait utopique d’espérer une reconnaissance officielle de tamazight. Car une longue officielle est supposée standard et partout uniforme. De ce fait, un document officiel est partout interprété de la même manière, alors que transcrit phonétiquement, le document risque d’être interprété autrement selon les parlers...
Troisièmement. Une langue écrite est une langue dotée d’une orthographe grammaticale standard. Dans le cas de tamazight, la standardisation de son écriture selon des règles conformes à la grammaire universelle exige l’emploi de certaines compostions de graphèmes qui peuvent exprimer la variation phonétique dialectale. Exemple : dt (adtar), ack (ackal)...Une seule graphie peut répondre à cette exigence, c’est la graphie latine.
D’autre part, toute orthographe rigoureuse est amenée à utiliser des diphtongues ou doubles voyelles (ae, ou, ue, oe, ee...) et des voyelles accentuées (ä, ê ü, è, ë...) exigées par le respect des règles orthographiques et grammaticales. Là encore, seule la graphie latine peut rendre ces services, en plus de la possibilité de créer des digrammes pour noter des sons nouveaux (gh, zs, dz, sh...)
On s’aperçoit donc que tamazight n’a qu’un seul choix, c’est de profiter des services du clavier alphanumérique universel pour orthographier, diffuser et enseigner correctement cette langue sans aucun problème typographique ou technologique.
La transcription phonétique utilisant des lettres munies de diacritiques continuera quant à elle à servir les linguistes et les chercheurs en dialectologie, alors que tifinagh, graphie de prestige et symbole d’identité doit nécessairement être enseignée comme matière de calligraphie dans les programmes d’art, d’histoire et de culture. Mais, la graphie araméenne (dite arabe), c’est sans regret qu’elle doit être consacrée à la seule transcription de la langue arabe. Car en trébuchant sur certains mots amazigh dans ces caractères, on constate qu’on dépasse la limite de l’écriture pour commencer largement celle du dessin et des idéogrammes.
En fin, tamazight restera dépourvue du statut de langue à part entière et en marge de l’école tant qu’elle continue à être transcrite par trois graphies phonétiques différentes. Elle ne cessera de passer pour un dialecte que lorsqu’elle sera dotée d’un système de notation unique, d’une orthographe standard et d’un dictionnaire général pratique. Pour cela, seule une orthographe grammaticale régie par des règles rigoureuses est capable d’estamper les accents régionaux et garantir le succès de l’enseignement d’une langue amazighe unie, forte, structurée et digne d’une langue d’enseignement.