IER. Les martyrs de province
Après Rabat, c'était au tour de Figuig, Errachidia et Khénifra d'abriter le deuxième round des auditions publiques organisées par l'IER. Des auditions différentes, difficiles mais tout aussi douloureuses.
Il a suffi qu'elle entende dire son nom par le président de la séance -Assaïda Fatéma Ameziane- pour qu'elle se lance dans un flot interminable de mots en berbère, entrecoupés par de brefs moments où elle a repris son souffle ou bu une gorgée d'eau minérale, pour repartir de plus belle. Ce jour là, dans la salle de
la chambre de commerce de Khénifra, Fatema Ameziane ne témoignait pas. Elle criait, emplissant la salle de ses douleurs, encore vives. Elle criait son mal, sa vie gâchée, ses enfants perdus, son mari disparu, ses biens spoliés, et au delà de tout, sa dignité et celle de sa famille bafouée. Ses mots en berbère, portés par une émotion maternelle, n'avaient même plus besoin de traduction, très approximative du reste. Le mal était dans chaque syllabe prononcée par cette dame emmitouflée dans une banale djellaba bleu pâle, et coiffée par un foulard de la même couleur, tout aussi banal. Pendant plus d'un quart d'heure, cette dame, d'habitude réservée comme toute femme au foyer dans cette région montagneuse, a haussé la voix devant un auditoire nombreux, majoritairement masculin, silencieux et grave. Ses minutes étaient comptées (20 minutes pour chaque témoin, avait précisé le président de la séance), ce qui explique sans doute sa précipitation, son envie de dire le maximum, à défaut de tout dire.
L'histoire de cette dame commence en 1972 quand elle a été enlevée, une première fois, ainsi que ses enfants puis détenue au poste de police de Khénifra pendant quatre mois. Elle sera arrêtée une deuxième fois en 1973 après que son mari se soit réfugié en Algérie. Elle sera alors torturée, accouchera dans un centre de détention secret de Hafid pour être relâchée 19 mois plus tard. Dans son témoignage, Fatéma Ameziane a parlé des commissariats, bien sûr. Des tortures qui lui ont été infligées et surtout, semblait-elle insister, comment elle a été dénudée en cellule alors qu'elle était enceinte. Elle se rappelle encore du chiffon d'eau sale qui étouffait ses plaintes, des gendarmes et de la caserne. Puis elle revient à Hafid, son enfant aujourd'hui trentenaire. "J'aurais aimé qu'il soit ingénieur ou professeur. Maintenant, c'est un simple ouvrier qui se bat pour survivre. J'aimerais que l'instance Équité et Réconciliation fasse tout pour que d'autres vies ne soient pas gâchées de la même manière". Dans la salle, des yeux humides trahissent les traits durs et fiers des montagnards de ces régions. Fatema Ameziane criera encore quelques instants puis se taira comme elle a commencé. Brutalement. Elle arrachera quelques applaudissement à l'assistance, vite étouffés par les responsables de l'IER. Les consignes sont claires, les témoignages ne doivent être ni commentés, ni interrompus ni applaudis.
Maintenant qu'elle a dit ce qu'elle avait sur le coeur (enfin presque !), Fatema Ameziane se fige dans son fauteuil, le regard en berne, cédant la parole aux neuf autres victimes venues témoigner à leur tour.
Le faux départ
Les auditions publiques de Khénifra ne pouvaient ainsi mieux commencer. Les responsables de l'IER en étaient tous conscients : l'étape Atlas, la première après les auditions de Rabat, s'annonçait chaude. "Khénifra, plus particulièrement, précise ce responsable, est une ville meurtrie. Tout le monde y a subi d'une manière ou d'une autre les foudres de la répression. Tout le monde a quelque chose à dire, estime qu'il a été plus lésé que les autres. Mais voilà, cette audition est essentiellement consacrée aux événements de Dar Bouazza" (voir encadré en page 8). Depuis les premières heures de ce dimanche 6 février, des centaines de personnes, venus de Mrirt, d'Azrou, de Khénifra et des régions avoisinantes, se sont regroupées devant l'entrée de la chambre de commerce et d'industrie de Khénifra. Certains ont leur dossier sous le bras, beaucoup espèrent être indemnisés, à nouveau. Mohamed Mellali vient de Mrirt, une bourgade à 30 Km de Khénifra, sur la route d'Azrou. Sans préciser son âge, il dit avoir été membre de l'armée de libération, pris part aux événements de 1973 puis détenu et torturé à Casablanca, Azrou, Fès et Khénifra. Ce qu'il fait là ? "J'ai été contacté par Al Assatida (les professeurs) qui nous ont invités". C'est tout. À aucun moment, le vieil homme, ni son collègue, ne prononcera les mots :équité, réconciliation, responsabilité individuelle ou collective, tortionnaires, constitution, etc.. Pour Mohamed Mellali, comme pour la plupart des personnes qui ont fait le déplacement, le moment est à la catharsis. C'est tout simple, ils répondent à un appel. Ils viennent raconter une histoire, comme on le leur a demandé. "w makrahnach chi taâwid" (un dédommagement ne serait pas de refus), ajoutent-ils, presque unanimes, en fin de discussion.
En milieu de journée, la Chambre de commerce se transforme en une véritable forteresse. Impossible de s'en approcher en voiture, interdit de stationner à proximité, une ambulance est stationnée en face de l'entrée et quelques agents en uniforme surveillent de loin cette foule compacte et bavarde. "C'est tout de même impressionnant. Il n y a eu aucune banderole dans la ville, aucune annonce", se surprend à affirmer un policier sur place.
Il est 15 heures, et l'audition commence normalement à 17 heures. La RTM qui ne transmet plus les auditions en direct, a déjà installé ses caméras et quelques membres de l'IER font les derniers réglages de son et de "mise en scène". Tout semble prêt … sauf la salle, à contenir les centaines de personnes qui attendent dehors. C'était prévisible. Les responsables de l'instance ne cachent plus leur craintes. "Allah ydewez hadchi âla kheir w safi" (pourvu que tout se passe bien), les entendait-on chuchoter. Vers le coup de 16 h30, les portes sont ouvertes et la salle est littéralement prise d'assaut par une véritable marée humaine. On se bouscule à travers l'étroite porte de la salle, on se piétine, "comme à l'entrée d'un stade de foot gratuit", ironisera un journaliste sur place. Bientôt, les portes sont fermées laissant des centaines de personnes dehors. Parmi elles, des victimes venues de loin. "Pourquoi avez-vous invité tous ces gens alors ?", "pourquoi n'avez-vous pas réservé la salle de la province ?"… les responsables de l'IER ne répondront pas aux protestations de ce genre mais s'emploieront à calmer les esprits. Vers 18 heures, seule une trentaine de personnes est encore debout et dehors, les équipes de la RTM ont installé des écrans qui retransmettent ce qui se passe dans la salle. L'IER s'en sort habilement.
"A Figuig, la situation était relativement calme. Mais les premiers problèmes d'organisation ont surgi à Errachidia. Puis il y a le montage fait par l'IER pour les retransmissions télé et où des passages entiers sont injustement supprimés", note un journaliste qui a accompagné l'IER depuis Figuig. Un responsable de l'instance semble lui répondre : "Nous nous réunissons la semaine prochaine à Rabat pour faire notre auto-critique et préparer les auditions suivantes au Sahara et dans le Rif. Se déplacer en région est plus compliqué qu'organiser des auditions à Rabat. C'est très instructif".
Quand l'audition commence, il règne un silence religieux sur la salle. La même qui, il y a quelques minutes seulement, était mise sens dessus-dessous.
Témoignages, témoignages…
Après Fatéma Ameziane, Souhail Idriss livrera plus posément son témoignage. "J'entends encore les cris des enfants entassés comme de la marchandise à bord de camions qui nous emmenaient, enchaînés les uns aux autres, vers une destinations inconnue". Le vieil homme décrit comment il a été torturé, il ne se gêne pas pour mimer les positions et les méthodes par lesquelles il est passé. Puis il reprend : "Je ne savais pas qui a distribué les tracts, j'ai donc menti. J'ai reconnu les faits pour sauver ma peau. Et ils m'ont cru". Il est ensuite passé par l'électricité, les brûlures, etc. "J'ai entendu des hommes crier comme des enfants. Je sais qu'une Berbère enceinte de huit mois a été rouée de coups jusqu'à la mort dans sa tente parce qu'elle a refusé de céder aux envies d'un soldat. Une autre berbère de neuf ans, celle-là, a été violée par les deux orifices parce que son père a fui en Algérie. Elle a ensuite été relâchée dans la nature pour mourir quelques instants plus tard. Tout cela n'est pas arrivé au Chili, ni sous Pinochet", conclut le vieil homme.
Puis c'était au tour d'Ahmed Bouyekba. Ce sexagénaire a vécu deux ans en pleine forêt. "Je suis devenu sauvage. Je puais tellement que les animaux ne se rendaient plus compte de ma présence ou de mon passage à côté d'eux", raconte-t-il. Puis il poursuit : "Notre révolution était contre une situation intenable, et non contre une personne. Ils ont détruit nos maisons et spolié nos biens et nos troupeaux. Après un exil de plusieurs années, je suis rentré en 1995 pour me retrouver seul et dépossédé de tout jusqu'à ce jour". Puis les témoignages ont coulé. Simples, spontanés, presque semblables. Chacun mettant simplement ses mots sur une souffrance qui semblait commune.
21 heures passées, la salle se vide à moitié. Dans le tohu-bohu de la fin, un homme, debout au milieu de la foule, se met à crier de manière hystérique, brandissant quelques imprimés. Latifa Jbabdi, à bout de forces, s'assied à ses côtés, et patiemment, écoute son histoire. Encore une, et certainement pas la dernière.
Quid. … des événements de 1973 ?
C'est aussi ce qu'on appelle "l'opposition armée" de l'organisation secrète ittihadie, le "Tanzim". Des éléments de cette organisation, infiltrés depuis l'Algérie ou la Libye, s'attèleront à la fabrication de bombes et au trafic d'armes à feu avant de se disséminer en groupuscules à Khénifra, Guelmim, Figuig ou Tinghir.
Dans la nuit du 2 au 3 mars 1973, le groupe de Khénifra attaque le Caîdat de Moulay Bouazza, tue le gardien et coupe les lignes téléphoniques. Une véritable chasse à l'homme commence. Toutes les forces armées y seront impliquées.
Le 30 août 1973, le tribunal militaire permanent des FAR prononce des peines de mort contre 19 inculpés, de prison à perpétuité à l'encontre de 15 autres et de peines de 30 ans de prison pour les quatre inculpés restants. Leurs familles (en grande partie, ce sont elles qui témoignent aujourd'hui) n'échapperont pas aux foudres du système. Disparitions forcées, détentions arbitraires et tortures en tous genres n'épargneront ni femmes ni enfants
telquel-online.com