La mort des langues

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La mort de la langue Tamazight ?

Azul fell-awen


Je propose ici, au fur et à mesure, un texte tiré du livre de Claude Hagège , Halte à la mort des langues Odile Jacob.

Claude Hagège est chercheur en linguistique, professeur au Collège de France et médaille d’or du CNRS en 1995.

Cet auteur explique rationnellement le processus de la mort des langues. Je retrouve dans ce qu’il dit beaucoup d’étapes de ce processus d’extinction que je connaissait déjà, en milieu kabyle.

Ce livre doit être lu par chaque un d’autres nous, pour comprendre le sort qui attend notre langue si on se dépêche pas de lui garantir les conditions de sa survie

Un lien

http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/Langues/2vital_mortdeslangues.htm

L'EXTINCTION [ DES LANGUES ]

La notion d'extinction, plus métaphorique que celle de disparition, évoque adéquatement, pour l'imagination, ce que peut signifier le phénomène. Il s'agit d'un retrait total de la scène, concomitant, par définition, de celui des dern niers locuteurs, qui s'éteignent sans descendance. L'extinction d'une langue est donc celle des derniers vieillards qui la balbutiaient encore, ou parfois celle de toute la communauté qui la parlait, quels que soient les âges. L'extinction s'achève en substitution lorsque, ainsi qu'il arrive très fréquemment, les générations suivantes abandonnent complètement la langue dont il s'agit, et en adoptent une autre.
On peut donc dire qu'une langue est éteinte quand elle n'a plus de locuteurs de naissance, c'est-à-dire d'utilisateurs qui l'apprennent depuis le début de leur vie dans le milieu familial et social, et auxquels cet apprentissage confère ce qu'on peut appeler une compétence native ; cette dernière est elle-même définie comme une connaissance complète et une capacité d'usage spontané, qui font de la langue considérée un instrument de communication propre à toutes les circonstances de la vie quotidienne. Dans une telle perspective, une langue vivante sera définie comme celle d'une communauté qui renouvelle d'elle-même ses locuteurs de naissance ; et une langue morte, si l'on choisit de conserver ce terme, sera celle d'une communauté où la compétence native a totalement disparu, dans la mesure où les locuteurs de naissance n'ont transmis qu'imparfaitement leur savoir, leurs descendants transmettant à leur
tour une aptitude de plus en plus faible à parler et à comprendre l'idiome du groupe.
Deux conséquences peuvent être tirées de ces définitions. En premier lieu, l'implication individuelle de la notion de mort est ici absente. La mort d'une langue n'est certes pâs celle d'une communauté physique, puisqu'une société humaine qui abandonne une langue pour une autre ne meurt pas elle-même pour autant. Mais la mort d'une langue est un phénomène collectif. C'est le corps social tout entier qui cesse de parler cette langue. Même s'il est vrai que la mort des derniers locuteurs de naissance est un phénomène individuel, on doit considérer que l'extinction d'une langue qui disparaît avec eux est celle d'une communauté linguistique.
En second lieu, les derniers locuteurs de naissance à partir desquels s'amorce le processus d'extinction peuvent se trouver dans deux situations différentes : ils sont soit dans l'espace d'origine, où la langue est parlée comme patrimoine autochtone, soit dans un lieu d'immigration, où une communauté déplacée la conserve encore au sein d'un environnement qui parle une autre ou plusieurs autres langues. Une langue peut donc s'éteindre in situ, mais elle peut aussi s'éteindre en diaspora ; ce dernier cas est illustré par les exemples de communautés d'origine norvégienne ou hongroise vivant aux États-Unis depuis un siècle ou davantage, et chez lesquelles le norvégien ou le hongrois est, selon les individus, soit éteint, soit menacé
d'extinction.


L'EXTINCTION PAR ÉTAPES

Dans ce qui suit, je tenterai de caractériser les étapes d'un processus dont l'aboutissement dernier est la mort d'une langue. Je parlerai de précarisation à propos des étapes initiales, et d'obsolescence à propos des étapes antérieures à l'issue ultime. Pour référer d'une manière plus générale à l'ensemble du processus, j'emploierai d'autres notions, comme celle de délabrement, ou, prises méta riquement à partir de la géologie et du droit, celles d'érosion et de déshérence.

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azul

awalngh tanttan rat illah' igh ar nsawal tafransist gratengh, nra aitmatenghd istmatengh gh unmuggar ad ad sawalen tamazight bach miden adimyurn asers sawaln.
tanmirt
 
ilaitmas1 said:
awalngh tanttan rat illah' igh ar nsawal tafransist gratengh, nra aitmatenghd istmatengh gh unmuggar ad ad sawalen tamazight bach miden adimyurn asers sawaln.
tanmirt

Imik imik a gma. Ad yas yiwen n wass ig an nessawal yiwet n tutlayt kan inchaLlah !

Deg wadeg (site) agi nessawal Taqbalyit , Tarifit , Tamazight n Wat'las'. Txu's Tcelh'it

http://fr.groups.yahoo.com/group/imedyazen1/

Tannemirt-ik
 
Le défaut de transmission normale

Le défaut de transmission normale


Manque total ou partiel d'éducation dans la langue autochtone

Le fait qu'une langue cesse d'être transmise aux enfants comme elle l'est dans ses conditions naturelles de vie est l'indice d'une précarisation importante. Dans de nombreux cas, les parents, pour des raisons qui seront examinées plus bas, ne sont pas spontanément portés à enseigner à leurs enfants, par un moyen aussi simple que de la parler avec eux à l'exclusion de toute autre, la langue de la communauté. Cela ne signifie pas qu'ils renoncent entièrement à l'utiliser dans le cadre de l'éducation. Certains néanmoins sont bien dans ce cas, et l'on peut parler alors d'un défaut radical de transmission. Dans d'autres familles, le défaut de transmission n'est que partiel. Mais d'une part les éléments qu'enseignent les parents sont insuffisants, d'autre part, en n'assurant pas une transmission commençant dès le plus jeune âge comme il est courant pour toute langue vivante, ils lèguent des connaissances que leurs enfants n'acquièrent pas d'une façon continue.
L'absence de continuité implique, pour certains aspects de la langue, une acquisition trop tardive, c'est-à-dire intervenant à un âge, entre- l'enfance et la préadolescence, où l'avidité d'écoute et d'apprentissage est en train de décroître, et où s'amorce une stabilisation sélective, sinon une sclérose, d'une partie des aptitudes neurologiques d'attention et d'assimilation (cf. Hagège 1996 a, chap. I et II). Par un fâcheux concours, cet âge est aussi celui où, précisément, les enfants s'intéressent de plus en plus à la langue ou aux langues, autres que celle de la communauté, qui sont présentes dans l'environnement, proche ou même
lointain.

L'absence d'enfants parmi les locuteurs d'une langue comme signe annonciateur de sa mort

Une langue que parlent uniquement les adultes d'une communauté, tandis que les enfants n'en connaissent qu'une autre ou d'autres étrangères à cette communauté n'est pas condamnée à mort d'une manière immédiate ni certaine. Entre eux, les adultes les plus jeunes s'en serviront encore, en principe, jusqu'à la fin de leur vie. Et d'autre part, la fondation d'écoles où puissent l'apprendre les enfants à qui elle ri est pas transmise dans leur milieu familial reste toujours possible.' Dans la plupart des cas connus, néanmoins, cette absence de jeunes locuteurs est à considérer comme un pronostic sombre pour la survie de la langue (cf. p. 190, où elle est utilisée comme discriminant).

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Le bilinguisme d'inégalité et les langues en guerre

Le bilinguisme d'inégalité et les langues en guerre


Les ravages du contact en situation d'inégalité

L'étape qui, dans le processus de précarisation d'une langue, suit le défaut de transmission est la généralisation du bilinguisme chez. ses usagers. Mais ce qui est en cause n'est pas un type quelconque de bilinguisme. Les contacts tissent l'histoire de toutes les communautés humaines, et sont loin d'être nécessairement délétères. ll ne suffit pas du contact entre deux langues pour que l'on puisse prédire la mort de l'une d'elles, ni même, dans les très nombreuses situations où ce contact est étroit, pour que l'une constitue une menace quant N l'existence de l'autre. Il s'agit en fait, ici, de ce qui a été appelé ailleurs
(cf. Hagège 1996, chap. xm) bilinguisme d'inégalité, ou inégalitaire. Celle des deux langues dont la pression s'exerce d'une manière redoutable sur l'autre est en position beaucoup plus forte du fait de son statut social ou de sa diffusion nationale ou internationale (cf. chap. VII). Le défaut de transmission intervient dans le cadre ainsi défini. Les détenteurs les plus âgés de la langue communautaire, qui n'est plus en état de résister à la concurrence d'un autre idiome, la transmettent d'une manière imparfaite à leurs enfants, qui la transmettent eux-mêmes plus imparfaitement encore, ou ne la transmettent plus, à la génération suivante.

L'affrontement entre deux langues

La communication des derniers locuteurs avec leurs petits-enfants dans la langue dont s'interrompt le processus de transmission devient de plus en plus inadéquate: ou de plus en plus difficile. La conséquence est son abandon croissant, au bénéfice de celle qui est en mesure de remporter la victoire. Car les deux langues en présence se livrent une véritable guerre. Les moyens utilisés par chacune sont différents. Il s'agit d'une lutte à armes inégales entre une langue poussée à la fin de son règne et une langue qui étend le sien. Mais surtout, le bilinguisme inégalitaire sécrète un type particulier de locuteurs, dont il va être question maintenant.
Les sous-usagers

En effet, du bilinguisme d'inégalité ainsi illustré, on passe, au cours de l'inexorable cheminement vers l'extinction, à une autre étape, par laquelle s'amorce l'obsolescerce. Pour caractériser cette étape, je propose d'appeler sous-usagers d'une langue donnée les locuteurs qui l'utilisent, à des degrés variables selon les situations, sans posséder ce que j'ai appelé plus haut compétence native. La manière dont les sous-usagers parlent la langue de leur communauté est un signe inquiétant du péril auquel elle est exposée, et dans les cas les plus avancés, une annonce claire de sa disparition prochaine.

Divers auteurs ont étudié, dans des groupes particuliers, l'état de langue dont il s'agit. On a, notamment, appelé semi-locuteurs (Dorian 1977) les usagers chez qui le maniement de la langue d'origine devient de plus en plus incertain. On a parlé de semi-linguisme (cf. Hansegdrd 1968) à propos d'une situation que j'appelle (Hagège 1996 a, 261-262) double incompétence. C'est celle des familles d'immigrés récents qui ont une pratique fautive de la langue du pays d'accueil, sans avoir conservé une compétence complète dans leur propre langue. Il s'agit ici non d'un phénomène d'obsolescence pour aucune des deux langues, bien que les circonstances ne soient pas sans analogies, mais d'une privation linguistique des individus d'un groupe socialement et économiquement défavorisé. On ne peut donc pas parler, dans ce cas, de sous-usagers, comme chez les locuteurs de diverses langues en voie d'extinction. Les productions de ces locuteurs seront étudiées plus bas, et permettront de préciser le contenu de la notion de soususager. Qu'il soit simplement précisé dès à présent que les sous-usagers se distinguent des sujets doués d'une compétence passive. Ces derniers ne produisent certes pas, le plus souvent, de discours suivi et n utilisent pas la langue comme peuvent le faire ceux qui possèdent une pleine compétence ; mais ils dont pas perdu la connaissance du système et peuvent, du moins en principe, en reconnaître tous les traits en tant qu'auditeurs, ce qui n'est pas le cas des sous-usagers.

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L'altération de la langue dominée et le déni de légitimité

L'altération de la langue dominée et le déni de légitimité


Le type de langue que parlent les sous-usagers dans les situations d'obsolescence initiale peut être illustré par bien des exemples. On en retiendra deux ci-dessous.


Le quechua en Bolivie face à l'espagnol

Le premier exemple est celui du quetchua de la ville et de la vallée de Cochabamba en Bolivie (cf. Calvet 1987). Le quetchua est l'état moderne de la langue que l'on parlait dans l'Empire inca à l'arrivée des conquérants espagnols. L'hispanisation culturelle et linguistique ne l'a pas réduit à une situation aussi fragile que celles de nombreuses autres langues indiennes d'Amérique. Le quetchua est parlé par près de la moitié des cinq millions et demi d'habitante de la Bolivie. Mais il est, évidemment, soumis à la pression de l'espagnol. En milieu urbain (ville de Cochabamba et alentours immédiats), les commerçants, ainsi que l'administration et les médias laissent une place indéniable au quetchua, mais la forme qu'ils utilisent est assez différente de celle dont se servent les paysans (vallée de Cochabamba).
Sur le plan phonologique, le quetchua des campagnes possède deux voyelles i et u, mais pas de e ni de o sinon comme prononciations possibles des mots : i peut quelquefois être prononcé e, auquel il ressemble, et de même pour u par rapport à o ; cela signifie qu'il n'existe, en quetchua moins influencé par l'espagnol, aucune paire de mots dont les membres, identiques en tout, s'opposent uniquement, l'un à l'autre, par la présence de i dans l'un et de e dans l'autre, ou par celle de u dans l'un et de o dans l'autre. Au contraire, en quetchua de la ville, qui fait maints emprunts à l'espagnol, les voyelles e et o sont des phonèmes (ensembles de traits sonores servant à distinguer les mots) de plein droit. En effet, ces sons s'introduisent dans le quetchua urbain en même temps que les mots espagnols qui les comportent. Ainsi, les systèmes phonologiques du quetchua urbain et du quetchua rural de la région de Cochabamba sont assez différents pour que l'on puisse parler de deux langues distinctes.
Les faits ne s'arrêtent pas là. On vient de voir que la contamination du système phonologique du quetchua citadin par l'espagnol était corollaire de l'afflux d'emprunts, qui est un phénomène lexical. Mais la grammaire est atteinte elle aussi. Sur le plan grammatical, le quetchua plus conservateur des paysans possède des caractéristiques très différentes de celles de l'espagnol. Le verbe, notamment, est en position finale dans la plupart des phrases, lesquelles sont le plus souvent courtes. En espagnol, le verbe n'est pas plus en position finale qu'il ne l'est en français, où il n'est pas d'usage de dire ils ont leur maïs au marché vendu. Dès lors, c'est sous l'influence omniprésente de l'espagnol que l'ordre des mots du quetchua de Cochabamba-ville devient un ordre à verbe en position non finale dans la plus grande partie des phrases.
Dans un environnement de guerre des langues où l'inégalité est forte, la langue légitime est celle des « élites » économiques. Or ces élites, à Cochabamba, sont précisément les communautés d'usagers d'un quetchua de plus en plus hispanisé, en voie de disparaître en tant que quetchua lorsque le processus d'absorption phonologique, grammaticale et lexicale par l'espagnol aura atteint son terme. Ainsi, ces servi-locuteurs sont loin d'être socialement déclassés, lors même que leur langue d'origine est méprisée. Le processus d'extinction du quetchua est celui d'une langue dont l'ancienne légitimité se trouve récusée. Ce processus est à son tour légitimé par le statut même des semilocuteurs. On voit donc que la légitimation de la langue menaçante et le détrônement de la langue menacée font partie, solidairement, d'un même processus d'affirmation.
Mais il existe aussi, bien entendu, une autre catégorie, abondante, de sous-usagers. Ces locuteurs, appartenant aux classes défavorisées de la société bolivienne, qui parlent le quetchua rural, c'est-à-dire véritable, se servent aussi d'un « mauvais » espagnol, dit « espagnol andin », qui est stigmatisé. Par suite, l'effort d'ascension sociale les conduit à imiter le quetchua de plus en plus hispanisé des sous-usagers de la ville. Si ce processus d'accroissement du
nombre des sous-usagers, urbains d'une part, ruraux de l'autre, s'accélère encore, l'obsolescence, puis l'extinction du quetchua dans cette région sont à craindre.


La situation en milieu créolophone dans les Caraïbes


L'autre exemple concerne une des langues de l'île antillaise de Trinité-et-Tobago, située à proximité des côtes orientales du Venezuela. L'anglais est la langue officielle de cet État membre du Commonwealth. La langue parlée par la majorité de la population est un créole à base anglaise, comme à la Jamaïque et dans d'autres îles des Caraïbes. Mais la moitié des habitants ont également une autre langue. Ce sont en effet les descendants des travailleurs qui, après l'abolition de l'esclavage en 1838, affluèrent, jusqu'en 1917, dans les plantations de sucre ; ils venaient du «centre-est de l'Inde septentrionale, région où se parle le bhojpuri, apparenté au hindi, langue dominante de ce pays, et dont les dialectes sont utilisés par près de sept cents millions d'Indiens. Les Indiens de Trinité ont donc pour langue vernaculaire la variante locale du bhojpuri, ou bhojpuri de Trinité.
Cependant, si l'on utilise certains critères pour éprouver le degré de maintien du bhojpuri à Trinité, on constate une nette différence entre les locuteurs de plus de 75 ans nés en Inde, ceux de 55 à 75 ans nés à Trinité, et ceux qui, également nés à Trinité, ont au-dessous de 55 ans. Une expérience pratiquée sur ces locuteurs (cf. Mohan et Zador 1986) établit que la connaissance du bhojpuri décroît très sensiblement du premier au deuxième groupe, puis du deuxième au troisième, si l'on utilise pour discriminant l'emploi correct et fréquent de certains éléments, qui sont propres à cette langue telle qu'elle est parlée en Inde, et qui sont absents en anglais comme en créole local. Il s'agit des éléments suivants : pronoms personnels honorifiques,
verbes composés, noms et verbes redoublés à sens distributif, formes-échos (formes à deux éléments dont le second reprend avec altérations un premier élément x, avec pour résultat sémantique « x et autres choses de ce genre »).
Si l'on ajoute à cela que la rapidité d'élocution décroît nettement aussi du premier au deuxième puis de celuici au troisième groupe, et qu'au contraire le taux des emprunts à l'anglais s'accroît considérablement dans la même direction, on doit conclure que par opposition aux plus âgés, qui ne transmettent qu'imparfaitement leur compétence, les plus jeunes sont devenus des sous-usagers de la langue indienne ancestrale. Il est caractéristique, à cet égard, que ces derniers n'ont pas conscience du fait que la langue en voie de délabrement qu'ils utilisent de cette façon fort hésitante est encore du bhojpuri ; ils croient qu'il s'agit de « mauvais hindi », selon leur propre exprèssion d'autodérision. L'extinction du bhojpuri à Trinidad n'est plus très éloignée.


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L'invasion par l'emprunt

L'invasion par l'emprunt

Le noyau dur et le lexique face à l'emprunt

L'emprunt, essentiellement l'emprunt lexical, c'est-à-dire celui des mots du vocabulaire, est une condition de la vie des langues (cf. Hagège 1987, 75-79). Il n'existe pas de langue, même parlée par des communautés vivant dans un isolement presque complet (îles très éloignées de tout autre territoire, hautes vallées séparées des lieux de peuplement voisins par des écrans rocheux difficiles à franchir, etc.), qui ne fasse des emprunts à une ou à plusieurs autres langues.
On peut considérer que les parties les plus structurées des langues sont leur noyau dur, c'est-à-dire leur composante la plus résistante face à l'usure du temps, et à l'influence d'une langue étrangère. Ce sont la phonologie et la grammaire. Au contraire, le lexique (inventaire des mots disponibles à un moment donné de l'histoire de la langue) est un domaine moins structuré, et beaucoup plus ouvert à l'emprunt. Il ne s'agit ici, certes, que d'une tendance générale, mais en dépit des contre-exemples que l'on ne manque pas de rencontrer, on peut la prendre pour cadre d'étude des phénomènes.
Il importe de noter que l'emprunt n'est pas en soi une cause de l'extinction des langues. Il en est un signe inquiétant lorsqu'il est envahissant et ne laisse intact aucun domaine, comme on va le voir.

L'alternance des codes

L'emprunt de vocabulaire est d'abord un fait propre au discours, les phrases en langue vernaculaire étant encombrées de mots pris à une autre langue. C'est le phénomène dit d'alternance des codes au sein d'un même énoncé. L'alternance des codes est loin d'être toujours un signe de délabrement. Elle est extrêmement répandue. Tout auditeur attentif, sans être nécessairement linguiste de . -'' état, peut entendre les deux protagonistes d'une communication passer d'une langue à l'autre au sein d'une même Phrase, pourvu que la scène se déroule dans un environnement plurilingue.
Ainsi, qui n'a pas remarqué que souvent les arabophones -Il,?", que l'on peut entendre au Quartier latin à Paris, par , exemple, emploient, en les insérant au milieu d'un discours qui semble être pour l'essentiel en arabe, des mots français, et même des expressions entières ? Beaucoup de' ;j Mexicains d'origine, qui se sont installés en Californie, au ; Texas, ou dans d'autres territoires de l'ouest des États-Unis â (qui les ont conquis militairement, au XIX siècle, sur le : Mexique, auquel ces territoires appartenaient), font constamment alterner les codes d'une manière comparable, passant de l'anglais à l'espagnol et inversement. Les Malais cultivés font de même, insérant de nombreux mots anglais dans un discours en malais.
Dans tous ces cas, il ne s'agit pas d'un bilinguisme d'inégalité. Car même si une des langues (le français pour ces arabophones, l'anglais par rapport à l'espagnol ou au malais dans les deux autres cas cités) incarne pour les locuteurs un pays riche dont on apprécie l'enseignement universitaire ou certains schémas socio-économiques, il n'y a pas d'attitude de rejet de la langue autochtone au profit d'une autre qui la dépouillerait de sa légitimité. Et quand la situation n'est pas inégale, ou que divers facteurs compensent un taux élevé d'importations de mots étrangers, l'emprunt n'est pas le signe d'une menace pour la langue.
Le bilinguisme d'inégalité et l'emprunt par les sous-usagers

Les marqueurs discursifs empruntés, colonne avancée en direction de l'invasion lexicale

Si l'on se trouve, au contraire, dans une situation de bilinguisme non égalitaire, alors l'afflux des emprunts, sur tout quand il y a alternance des codes, est facilité par la multiplication de petits mots aussi pratiques que redoutables. Ce sont les marqueurs discursifs, c'est-à-dire les termes ou expressions qui ponctuent les articulations du discours, ou attirent l'attention de l'interlocuteur, ou sollicitent son acquiescement, ou lui donnent acte de quelque chose. Tels sont, par exemple, insérés au sein d'un dialogue entre étudiants, arabophones ou africains, dans une université française, les éléments français expressifs ou de connivence, comme tu vois ?, ou c'est ça !, ou vo* !, ou et alors, etc. on peut dire qu'il s'agit d'une « colonne avancée en direction de l'invasion lexicale » par la langue prêteuse (cf. Tosco 1992), dans la mesure où, quand la situation est celle d'un bilinguisme d'inégalité, c'est la prolifération des marqueurs discursifs de la langue dominante, introduits dans un discours en langue dominée avec alternance des codes, qui prépare la voie à l'engouffrement des emprunts lexicaux, l'étape ultime étant la substitution, au lexique originel, de celui de la langue prêteuse. Ce processus peut fort bien se dérouler sans que les usagers en aient seulement conscience au moment où il est en oeuvre.

Les emprunts et l'offensive en masse

Divers exemples peuvent être donnés pour caractériser l'étape à laquelle une langue est souvent conduite par la dangereuse puissance de l'emprunt, dès lors qu'il dépasse un seuil de tolérance. En kusaien, langue micronésienne de l'île la plus orientale de l'archipel des Carolines (« librement associé » aux États-Unis), le pullulement des emprunts à l'anglo-américain a pour effet une telle occidentalisation du lexique, que les locuteurs ne savent presque plus utiliser les quelque vingt-huit termes qui désignaient, dans l'état non altéré de la langue, les différentes phases de la lune. Cet appauvrissement du lexique est parallèle à l'américanisation des usages, et par exemple à la disparition de celui qui consistait à accompagner les salutations de bienvenue par un attouchement des parties génitales, à la stupeur atterrée des missionnaires protestants, dont les symptômes d'apoplexie face à cet innocent spectacle s'expliquaient par le fait que, dans l'environnement américain, ils étaient habitués non seulement à des relations d'extrême pruderie, mais aussi au maintien des distances, étudié par le fondateur de la proxémique, E. T. Hall (1966). D'innombrables mots ont disparu du kusaien, du fait du changement des conditions sociales des discours, altérées par le déclin des débats publics et l'envahissement des médias qui s'y substituent. On peut considérer cet état du lexique, appauvri par dépouillement de ses ressources propres et assailli d'emprunts, comme une phase de la précarisation de la langue.
C'est d'une façon comparable, pour prendre des exemples de délabrement avancé parmi les membres rencontrés au Népal et en Thaïlande de la famille linguistique tibéto-birmane, que, sous le raz de marée des emprunts au népalais, a disparu le kusartda et va quasi inévitablement disparaître le hayu, tandis que pourrait très vite s'éteindre l'ugong, assiégé par les emprunts au thaï. Le même thaï exerce aussi une pression redoutable sur d'autres familles de langues en Thaïlande. Le tin et le mlabri, langues de la famille khmu, par exemple, sont parlés par des tribus isolées des régions montagneuses de l'est du pays. Us ont subi l'un et l'autre une très forte influence du thaï. Ce contact a contribué à l'appauvrissement du lexique, originellement riche en désignations de phénomènes naturels. Le mlabri est en situation plus précaire encore, puisque la tribu est exposée aux changements qui résultent de ses migrations à travers la péninsule indochinoise. Les Mlabri utilisent massivement le thaï pour tout ce qui ne se rapporte pas à la vie domestique, et l'on peut prédire une disparition de leur langue à bref délai, sauf à considérer qu'il s'agit de plus en plus d'une langue mixte, et que dans cette mesure, le mlabri serait viable (cf. p. 225-227).


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L'invasion par l'emprunt ( suite)

L'onde déferlante des emprunts : du lexique à la grammaire

Dans les langues prises en exemples ci-dessus, quetchua de Cochabamba et bhojpuri de Trinité, c'est par le biais de l'emprunt de mots, et de modèles de phrases où figurent ces mots, à l'espagnol dans un cas, à l'anglais dans l'autre, que s'introduisent des traits étrangers. Ce phénomène est un indice important de délabrement : on observe une corrélation entre le taux d'emprunt et le degré de déstabilisation de la phonologie et de la grammaire ; la langue exposée à cette pression remplace ses systèmes propres par d'autres systèmes, dont l'expansion croissante annonce la mort de cette langue. C'est de cette façon, également, que se précipite le déclin des langues aborigènes d'Australie, par exemple le walpiri, qui emprunte un grand nombre de mots à l'anglais, non seulement pour des notions qui étaient, à l'origine, étrangères à l'ethnie (turaki, de truck = « camion », pajikirli, de bicycle = « bicyclette », lanji, de lunch = « déjeuner », etc.), mais même pour des objets du fonds autochtone : ainsi, au lieu de karli et wawirri, le walpiri emploie couramment boomerang et kangaroo respectivement, c'est-à-dire des mots dont l'invasion n'est pas une ironie, quand on sait que l'anglais, servant ici de pur vecteur, les avait lui-même empruntés à une autre langue australienne, le guugu-yimidhirr, selon le journal de James Cook écrit en 1770. Et dans le sillage de l'invasion du vocabulaire, on observe bientôt celle du noyau dur lui-même, prélude à l'obsolescence d'une langue.
On remarque, en particulier, que le détachement vis-àvis d'une langue dont le fonds lexical propre est en usage déclinant est corrélatif d'une désactivation des processus de formation de mots nouveaux. Les sous-usagers, ayant acquis une compétence supérieure dans la langue dominante, introduisent un nombre considérable de mots empruntés à cette langue au sein des discours qu'ils tiennent dans la langue dominée. Ensuite, ces mots s'intègrent à l'inventaire lexical des sujets, et passent de la fortuité du discours à la nécessité du système. Parallèlement, les mots autochtones, qui font double emploi avec les mots importés, commencent à disparaître.
Le calque morphologique est également caractéristique des phénomènes d'emprunt. Un exemple très simple est celui du français de Welland, dans l'Ontario (cf. p. 201), où, par calque de l'anglais the one, the ores, on entend le celui, le celle, la celle, les ceux, les- celles (cf. Mougeon et, Beniak 1989, 300), emplois où l'on dénote, par rapport au français non exposé à cette influence morphologique, l'ajout de l'article et le mélange des genres.

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Le processus d'érosion et les indices de son déroulement

Le processus d'érosion et les indices de son déroulement

Profil général du processus

Diversité des situations

Le processus d'érosion est très variable, et dépend dans une large mesure des circonstances propres à chaque communauté. Ainsi, il y a une dizaine d'années, les derniers locuteurs du cayuga, langue iroquoise des Grands Lacs, d'où ils avaient été déplacés pour être consignés dans des réserves de l'Oklahoma, étaient en train de perdre, selon une enquête récente, les noms de nombreux animaux. Néanmoins, ils avaient conservé dans le même état que les Cayugas de l'Ontario (chez qui la langue se maintient mieux) beaucoup des complexités du système morphologique (cf. Mithun 1989), ce qui suggère que la précarisation n'avait pas encore été suivie d'un état d'obsolescence véritable, et illustre la complexité et la diversité des situations d'extinction de langues, liées à de multiples facteurs, qui parfois se contredisent entre eux. Quant au dahalo, langue couchitique de la province côtière du Kénya, il est soumis à la forte pression de centres urbains comme Lamu, où domine le swahili, que pratiquent nombre de Dahalo bilingues, alors qu'autrefois, il n y avait que des unilingues ; le dahalo a, certes, conservé son abondance de consonnes, dont certaines (comme /lw/, consonne que les phonéticiens appellent latérale fricative à appendice labiovélaire) sont assez rares ; mais il a perdu l'opposition des genres, pourtant très enracinée en couchitique, ainsi qu'un autre trait qui l'est également, à savoir les marques très diversifiées de pluriel, caractérisées par des réduplications et alternances nombreuses.


Altération du noyau dur

Si néanmoins on tente d'établir, au-delà de la diversité considérable des cas particuliers, un profil général du processus d'érosion et de la manière dont sont alors affectées les différentes composantes d'une langue, on rappellera que, dans la majorité des cas, les parties dures résistent plus longtemps que le lexique. Quand elles sont atteintes à leur tour; ce qui disparaît d'abord est la grammaire. Il s'agit, notamment, de la perte d'oppositions essentielles constituant les aspects les plus spécifiques de la phonologie, et en morphologie, d'une forte réduction des variations entre formes. Sont également atteints, dans le système des catégories grammaticales, dans les constructions syntaxiques, dans l'ordre des mots, dans les mécanismes de subordination, les traits qui caractérisent le plus la langue en voie d'extinction. La distinction des désinences de cas dans les langues qui en possèdent, celle des temps, des aspects et des modes des verbes sont perdues. Les règles les plus courantes de formation des mots, dans les langues où elles ont un rendement important, cessent d'être productives, et les plus rares disparaissent, tout comme la variété des formes dans certaines langues.
Ainsi, l'estonien des quelque 26 000 immigrés qui vinrent en Suède à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et surtout celui de leurs enfants, a perdu la distinction entre le nominatif, le génitif et le partitif comme marques de l'objet, s'en remettant, sur le modèle du suédois, à l'ordre des mots pour marquer les fonctions. Le koré, langue d'une tribu masai de quelques centaines de personnes vivant sur l'île Lamu, face à la côte septentrionale du Kénya, a perdu, au contact du swahili et du somali, langues véhiculaires de la région, de nombreux traits : la distinction des genres, la plupart des morphèmes marquant le temps et l'aspect des verbes, ainsi que l'emploi productif des indices personnels. On note également la perte de l'exubérante morphologie verbale du kemant, langue couchitique d'Éthiopie ; c'est là un trait des sous usagers aussi spectaculaire que la conservation de cette morphologie chez les derniers vieillards de Gondar. Cela dit, il ne s'agit ici que d'une tendance générale, et il existe des exemples contraires à celui du kemant. Certaines langues, bien qu'en voie de délabrement, conservent néanmoins longtemps une bonne partie de leur grammaire.

Perte des traits récessifs

Mais il demeure vrai que la tendance est à la perte des traits récessifs, c'est-à-dire statistiquement rares dans l'ensemble des langues humaines, et étroitement liés à une organisation très spécifique du monde. Ainsi, en NouvelleGuinée, on a pu observer (cf. Laycock 1973) que le buna, le murik et l'arapesh, langues papoues, avaient perdu, en vingt-cinq ou trente ans, les systèmes complexes de classification nominale qui les caractérisaient, et qui consistaient en une série d'une douzaine de marques différenciant autant de classes de noms en fonction de l'objet du monde auquel ils réfèrent.
Le kiwai, autre langue papoue, avait perdu, à peu près dans le même espace de temps, la différenciation qu'il faisait entre un singulier, un duel, un triel et un pluriel ; d'autre part, il ne lui restait plus qu'un présent, un passé et un futur, alors qu'il avait possédé autrefois deux passés et trois futurs. Plus près de Paris, les parlers bigouden et trégorrois du breton ont perdu un trait fort original, qui consistait à ajouter deux fois le suffixe de pluriel aux noms à marque diminutive -ig, ce qui donnait, par exemple, sur paotr « gars », paotr-ed-ig-où « les petits gars », où le nom reçoit la marque du pluriel des animés, -ed, le suffixe -ig recevant l'autre marque de pluriel, -où (cf. Dressler 1981, 8).
Moins près de Paris, en ayiwo, langue de l'archipel de Santa Cruz à l'extrémité orientale des îles Salomon, les seize classes nominales, du même type que celles des langues que l'on vient de citer, ont également disparu, ou quasiment, entre deux enquêtes dont la seconde suivait de vingt ans la première. Les usagers les plus jeunes sont ceux chez qui cette disparition est totale, les plus âgés n'offrant plus que des vestiges de l'ancien système. Le kamilaroi,
langue australienne aujourd'hui moribonde du centrenord des Nouvelles-Galles-du-Sud, a perdu presque toutes les fines distinctions que faisait son système verbal entre les différents moments de la journée qui, du lever au coucher du soleil, servent de cadre à un événement.
Un des traits récessifs les plus rapidement perdus est le système de numération, souvent 'original, que possédaient des langues où l'on comptait les objets par référence aux parties du corps : non seulement une main pour « cinq », les deux mains pour « dix », un homme (= deux mains et deux pieds) pour « vingt », mais aussi une importante série de repères corporels prenant, par convention, des valeurs numériques assignées à chacun, comme en wambon, langue papoue d'Irian Jaya (cf. Hagège 1998, 51).

A SUIVRE
 
Résumé :

Le Tamazight est une langue qui a commencé son agonie il y a quelques siècles et qui est sur le point de mourir :confused:

C'est vraiment étonnant, tous les processus décrits s'appliquent sans exception au Tamazight.
 
L’agonie s’accélère

azul,

Seulement cette fois-ci le processus est beaucoup plus rapide.


Prenant l’ exemple du Kabyle et du Chawi (1). Deux parler géographiquement frontaliers. Je suis en train de lire un ensemble de contes écrit en Chawi écrit par Ounissi Mohamed Salah et les Textes Berbères de l’Aurès d ‘Anré Basset. Je suis tout à fait étonné : j’ai l’impression de lire le Kabyle ( aux quelques mots différents prêt).
La compréhension est presque immédiate, pourtant je suis de la Kabylie occidentale ( du côté de Tizi ouzou pas de celui de Bejaia) (2)et je n’ai jamais suivi de court en Chawi ni vécu dans les Aurès.
Un internaute m’a indiqué qu’il existe même une certaine intercompréhension (au niveau de l’oral) entre les Chawis et les kabyles aux frontières des deux parlers ( du côté de Sétif). Par conséquent, on peut faire l’hypothèse solide selon laquelle que la langue amazigh était parlé dans l’Est et le centre Algérien depuis vraiment pas longtemps.

De même les parlers Mozabite et celui de Ouargla sont extrêmement proches.
Je suis absolument sûre qu’on pourra retrouver les mêmes phénomènes au Maroc.



1)J’ai des doutes, et je ne suis pas seul, sur le classement du Chawi comme variante Zénète ou alors c’est le kabyle qui est Zénète.
2) Même si l’intercompréhension entre les kabyle est immédiate, il existe une différence entre les kabyles occidentale et orientale au niveau grammatical et lexical.
 
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