Pour une Ecologie de l'humain
Les délaissés de la prospérité, les dépossédés jusqu'au bout, les marginalisés de la dignité, les victimes du progrès... Ils sont partout, ils croissent et pullulent, leur semence génitale est leur ultime humanité, leur bien et espérance.
Naufragés sur les places des villes, sur les routes, sans destination, délaissés dans les gares, ne sachant plus ni où aller ni où revenir. Ils se retrouvent entre eux, s'entassent dans les les bidonvilles, les quartiers hideux des périphéries , se disputent un lopin de terre, construisent à l'abri des regards des tanières d'infortune, pour cacher leur honte et leur misère, dorment à même le sol sur des tapis de carton, jusque dans la graisse des parkings...
Ils deviennent eux mêmes des déchets humains, des parias et des moins que rien, pourtant ce sont des citoyens, des gens qui n'aspirent qu'au bien, des vieux et des vieilles, des jeunes et des enfants, des femmes et des adolescents, en habits traditionnels ou en haillons, en djeans crasseux et tricots de récupération, ils s'appliquent avec acharnement, quémandant un peu d'argent, s'occupant au ramassage du plastique, du verre et des métaux, retournant les monceaux de divers déchets, pour le compte des revendeurs professionnels, des ferrailleurs, revendeurs, receleurs et pour leurs propres comptes.
D'autres n'ont pas coupé le lien maternel qui les relie à la terre, travaillent de leurs mains une rocaille de misère, rêvent de bétail et de vergers prospères, élèvent quelques chèvres et des moutons, parlent encore de pluie et de moissons, comme au bon vieux temps de naguère, offrent leurs bras et sueur dans les usines agroalimentaires, participent à la cueillette des olives, des tomates et des belles oranges pour n'importe quel salaire, afin de survivre, d'offrir à leurs proches un meilleur quotidien et peut être un avenir décent, amènent leurs enfants à l'école, leur enseignent encore la valeur des choses, l'honnêteté et le travail.
Les plus dignes s'activent encore dans des actions quotidiennes "humanisantes", une éthique héréditaire du lien social et culturel, rendent visite aux malades, secourent l'affligé, participent aux cérémonies des décès et mariages, organisent des célébrations en l'honneur des saints protecteurs. Déterminés, ils ne lâchent pas prise, avec courage et des gestes lents mais permanents, malgré les contradictions que subit leur statut social et leur rôle traditionnel, ils parviennent difficilement à se maintenir en équilibre, à sauvegarder leur esprit et leur dignité face aux tourbillons de la modernité et ses ouragans.
Dieu merci, au moins la religion, leur Islam traditionnel, pas celui des agitateurs fous, et les croyances ancestrales leur donnent une raison de croire et de vivre, leur préserve un espace de mouvement et de légitimité dans le respect du visible et de l'invisible et la quiétude de l'âme. N'ayant plus ni plaisir ni de désirs dans la vie, ils investissent leur bonheur dans leur progéniture, leurs moutons ou dans la promesse de la fertilité de la terre. Mais même la terre est devenue avare et les renie; pourtant il n' y a pas si longtemps, du temps de leur enfance, ils avaient connu le sourire du bonheur, les youyous de la joie, la consolation des pleurs dans le malheur, ils avaient vécu les saisons bénies où la vie était belle et prometteuse, la nature florissante et généreuse et l'Homme plein de valeur, de respect et de gratitude envers tout ce qui l'entoure.
Cet humain qui était brave, généreux et fier, courageux et vivant de son bon labeur, ayant une parole, un sens et une ascendance, membre estimable d'une communauté solidaire et qui se retrouve maintenant déshumanisé, déclassé, sans consistance et sans valeur, arbitrairement dénué de son honneur de sa grandeur, économiquement servile, socialement inutile, broyé par le progrès, désacralisé et étourdi par le bruit des machines, l'argent qui enlaidit les moeurs, des contraintes absurdes de la vie moderne et sa mécanique implacable et sauvage, inhumaine et sans pitié.
Hemmu par exemple ne se retrouve plus dans cet enfer de béton et de fer, cette jungle de routes et de véhicules qui l'enserrent de vacarme et de fumée, cités sans âme, aux implacables règles et sordides comportements. Il ne trouve plus à qui parler de coeur à coeur, à qui se plaindre, avec qui partager les vieux souvenirs. Bien- sûr le retour à la terre, sous le vieux figuier séculaire qui l'a vu grandir, auprès de la source abandonnée, reste le seul repère tangible dans ce tourbillon, rêver d'un voyage auprès des siens, se recueillir sur les tombes des anciens, rêver au pèlerinage à la Mecque, sont les ultimes souhaits avant la fin des temps, le meilleur sujet de discussion entre vieux , en évoquant l'expérience de chacun et les péripéties vécues.
Ainsi, ces marginalisés forcés, que le progrès implacable a surpris, ces dépossédés des valeurs saines de la vie , ces relégués à l'oubli, humbles victimes de la détérioration de l'écologie, cherchent encore à remplir un rôle, chacun à sa façon et selon sa condition, au point de voir certains d'entre eux fuir la société factice et la modernité, s'exclure volontairement et sans regret de toute citoyenneté artificielle, pour suivre l'antique sentier des moutons vers les pâturages et les collines, s'en retourner aux oasis parfumées du désert, là où la nature a conservé sa grandeur, où le goût du pain a sa saveur, où le temps de vivre et de mourir possède encore toute sa valeur, pour vieillir dignement, tout en s'adressant à chaque bête, à chaque arbuste et à chaque palmier par un nom qu'il a inventé, dans un langage de gratitude et de respect.
Profondément malheureux, cette génération de vieillards a vécu l'opulence et la générosité de la terre, puis son viol et sa destruction par des prédateurs étrangers, des spéculateurs sans pitié, armés de lois criminelles et d'argent: arasés les dunes où il faisait bon rêver, broyées les forêts de cèdres et d'arganiers où vivaient en parfaite harmonie les animaux sauvages et les bergers, abandonnés les villages de pêcheurs aux hordes des vacanciers... Et l'on construit à tout va des décors en carton, des hôtels trop luxueux, des palaces du jeu et de la prostitution même en plein milieu du désert, devenu une marchandise à vendre...
" Ainsi, à quoi bon construire une maison en terre, planter encore un arbre, le choyer d'amour et de soins durant des années?" Se demande Hemmou, dépité. " Quand il devient grand et donne de bons fruits, le labeur de toute une vie, vos petits enfants se moquent de votre satisfaction et de votre fierté, l'ignorent et n'en veulent pas, préférant des produits emballés et importés."
Quand des communautés conçoivent au fil des générations des valeurs fondées sur le bon sens et l'expérience, des notions de savoir vivre au sein de la tribu, de savoir être au sein de l'environnement et un savoir faire acquis comme un précieux héritage, une éthique millénaire du vivant, cumul de sagesse et d' une infinité d'amour… Et soudain, en quelques décennies, toute cette architecture de l'Être s'écroule, comme emportée par un Tsunami dévastateur invisible et irréversible.
Dernièrement, dans un mouvement de colère et de folie, une vénérable grand mère, devant la surprise et l'incrédulité générale, s'est attaquée aux poubelles de tout le quartier, les nettoyant méticuleusement des graisses et des saletés puis les a redéposées devant chaque maison, presque neuves et étincelantes de propreté. Révoltée par la passivité et l'inertie générale vis-à-vis de l'environnement et le gaspillage de nourriture déversée avec les ordures ménagères qui favorise la croissance des mouches, des moustiques et des rats. Sans un seul merci de la part des bourgeois qui l'ont considérée folle depuis.
Dépressif, incompris, Hemmu rumine dans sa solitude, vieillard de quatre vingt dix années, encore debout obstinément, il a perdu tout goût à la vie, impuissant face à la corruption des mentalités, dépossédé de son rôle d'ancien, de son auréole de sage, plus personne ne fait attention à lui, ni à ses histoires de moutons, ni même à ses arbres fruitiers…
Il choisit un beau figuier encore plein de fruits, ruisselant de miel…Il rejoignit définitivement l'éternel compatissant en se pendant, pour de bon, tôt un matin.
Et si ce Tsunami du " progrès" ne portait d'autres "valeurs" hormis celles du mépris de la vie et de l'Homme? Il est toujours permis d'espérer en l'humanité, mais face à l'aveuglement et à la rapacité des nantis, ce n'est pas évident ...