Zakya Daoud : Comment le Maroc a pris ....

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Le Souss redevient une région miracle qui essaime sur les provinces environnantes, voire sur tout le Maroc, et dont le dynamisme fait école.




Zakya Daoud : Comment le Maroc a pris son tournant, sans le voir…


le 08/07/2004

Dans les années 60, on se demandait comment les pays du Tiers Monde pourraient rattraper “le gap” qui les séparait des pays développés. Toutes les voies étaient examinées, développement socialiste, libéral, “autocentré”, sans grand succès. Mais qu’est-ce qui faisait le développement? aurait-on dû d’abord se demander.

Pour prendre un exemple connu du Maroc, celui de la France alors en plein essor des «Trente glorieuses» (1945-1975, aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale), on pouvait schématiser les conditions du développement autour de quatre constats: un Etat régulateur et «impulseur», un effort de reconstruction conjugué avec la montée des technologies de pointe de l’époque, un bon substrat d’enseignement et des gains sociaux (couverture sociale et médicale, droits syndicaux) et politiques (expression, droits de l’homme). Donc ce que l’on pourrait appeler une bonne gouvernance (le mot n’était pas encore à la mode) ou tout au moins une gouvernance adaptée.
D’où venait qu’un pays déclaré alors en possible développement comme le Maroc ne parvenait pas à se hisser dans un tel schéma? Les facteurs, avec le recul, sont nombreux. Libre à chacun de les quantifier.


Des citoyens-sujets épuisés

Pour faire effort d’objectivité, on peut énumérer les évidences d’une croissance démographique exponentielle (qui devait aboutir au triplement de la population!), un enseignement qui n’a jamais pu trouver une base stable et une voie claire répondant aux énormes attentes, un développement qui n’était une priorité qu’au niveau des discours(1), des gains sociaux et des droits individuels qui étaient encore moins prioritaires, et, surtout un Etat empêtré dans le carcan de l’autoritarisme.

En fait, tout tournait autour de la problématique de l’Etat incapable ou refusant de prévoir, d’impulser, axé essentiellement sur sa toute puissance en construction et son centralisme dominateur, dans une volonté de contrôle exacerbée qui annihilait tout effort de développement autonome. Les citoyens-sujets, épuisés par les changements politiques rapides (lutte pour l’indépendance, ses aléas et ses retombées), des adaptations sociales (économie, urbanisation, transformation des éléments du travail, nouveaux modes de vie) ne pouvaient que résister, soit de manière offensive, pour une fraction politisée, soit de manière passive, pour la plus grande majorité. Ils vivaient dans l’espoir de changements, séparation des pouvoirs, démocratie, développement, qui leur paraissaient d’autant plus inaccessibles qu’à chaque occasion, réformes constitutionnelles, élections, Parlement, les formules appliquées devenaient des mécanismes vides de sens. Aucun des besoins élémentaires, sociaux, économiques, politiques, n’étaient satisfaits. Dans ces conditions, le mythe, souvent qualifié d’idéologie, ce qui n’est pourtant pas la même chose, était la seule porte de sortie.

On ne s’en est peut-être pas rendu compte sur le moment, mais tout a basculé partout, aux alentours des années 90, chute du mur de Berlin, donc exit d’un modèle idéologique déjà bien lézardé, mais pas seulement. Les Trente glorieuses étaient finies depuis longtemps, la nouvelle mondialisation (car il y a toujours eu des formes de mondialisation) déplaçait les zones de croissance. Les dragons asiatiques faisaient pâlir les modèles occidentaux et européens surtout, battus en brèche dans un espace tripolaire qui se livrait une guerre économique acharnée. Les valeurs libérales et démocratiques montraient avec l’ère Reagan et Tatcher leurs limites et devaient même être défendues. Mais, surtout, les Etats cherchaient leur voie face à la domination d’un marché devant lequel leurs instruments de régulation paraissaient inadaptés.

C’est dans ce contexte qu’il faut situer le tournant parallèle du Maroc. Là non plus, on ne s’en est pas aperçu immédiatement mais si l’on scrute certaines trajectoires individuelles ou collectives à une échelle réduite comme celle d’un village ou encore d’un quartier, on voit que tout a commencé à changer entre 1990 et 1994: de nouvelles générations apparaissent, avec des privatisations accélérées, y compris de l’enseignement, l’Etat se désengage ouvertement et donc est peu à peu contraint de relâcher son emprise, les prisons s’ouvrent, les opposants politiques sont libérés, ils ne sont plus estimés dangereux, certains sont aussi récupérés par un Etat toujours en mal de cadres et de serviteurs. Mais simultanément, la mentalité des gens, leur comportement, leur manière de donner droit à leurs revendications, toujours les mêmes, une vie meilleure, des droits accrus, comme tout citoyen du monde, se modifient. En somme, la tendance majeure qui passe inaperçue est que les gens apprennent à vivre en marge de l’Etat, dans les interstices que celui-ci leur laisse, enfin.

Cela commence dans les marges, comme toujours: dans les villages du sud éloignés, délaissés depuis des décennies, en fait depuis toujours, des émigrés se posant la question d’un possible retour devant la crise européenne qui les lamine, entreprennent peu à peu de remplacer l’Etat défaillant, aidés en cela par des organisations internationales. Ils électrifient des villages, construisent des barrages, des routes, des pistes, des dispensaires, voire des écoles, retrouvant les traditions d’autodéveloppement ancestral qu’ils avaient délaissées parce qu’à leurs yeux pas modernes et aussi bien combattues par l’Etat. Une anecdote symptomatique: à Anighd, à 70 kilomètres de piste de Taliouine, les villageois réclament un barrage que les agents de l’Etat leur ont promis en 1957 et qu’ils n’ont jamais vu. Avec l’aide d’une association, Migrations et développement, ils le construisent, en béton, comme les plans qu’on leur avait montrés à l’époque et ils disent: “Ce barrage était dans leurs cartons, il existe quelque part, sans doute, pas chez nous, nous le voulons”. En 1996, ils l’ont. Dans les villes, les associations autrefois sévèrement contrôlées par une loi adéquate, se libèrent, se constituent, femmes, droits de l’homme, environnement, santé, sont d’emblée les plus visibles et sont aidées par la Banque mondiale et le FMI reconvertis dans l’autoaffirmation et l’autodéveloppement.

Un peu dépassé, l’Etat tente de se rattraper. Il réinvente un contrôle, le CCDH, pour les droits de l’homme, modifie quelques lois (statut personnel de 1993), et, lui aussi, soutenu par les organisations internationales entreprend de se hisser au goût du jour par des plans sociaux: PERG pour l’électrification villageoise, PAGER, pour l’hydraulique, création de fondations pour impulser un social devenu à la mode. L’Etat tente donc de chapeauter le mouvement tout en le suivant, s’apercevant aussi que ce dynamisme associatif est un bon point pour lui au niveau international. Cependant, même s’il tente d’instrumentaliser celui-ci ou celle-là, comme c’est sa propre tradition, il a dû lâcher du lest. Les sujets deviennent des citoyens qui se prennent de plus en plus en charge et qui revendiquent non seulement des interventions étatiques mais, surtout, s’autonomisent dans tous les aspects de leur vie quotidienne.

Il y a plusieurs niveaux d’analyse ou de compréhension d’un phénomène: on pourrait dire alors avec un certain cynisme, que le GMO (Grand Moyen-Orient) de Bush est à l’oeuvre dans un certain Maroc pour ses deux applications prônées, bonne ou nouvelle gouvernance et libéralisme économique. Mais c’est à la fois vrai et faux: personne n’a attendu Bush pour vanter deux évidences devenues les slogans du jour, l’Union européenne souligne d’ailleurs que le GMO est un copier-coller du processus de Barcelone et les marchands d’Essaouira, de Fès et de Salé et de Sebta, savaient à la fois gouverner leurs villes et pratiquer un commerce libéré d’un Etat qui avait plus besoin d’eux qu’ils n’en avaient la nécessité. La démocratie villageoise élargie des antiques jemaas a toujours existé. Donc, ce n’est pas le GMO qui est à l’oeuvre, ce sont les Marocains qui se sont réveillés quand l’Etat leur a laissé la possibilité de le faire.

Mais il ne faudrait pas non plus tomber dans le piège de l’angélisme. L’ère des grands prédateurs est loin d’être terminée, partout, dans tout le Maroc. Ceux qui pratiquent l’après moi du déluge n’ont pas tous disparu, loin de là. L’administration s’efforce toujours avec plus ou moins de bonheur d’entraver le dynamisme des citoyens, multipliant à dessein les obstacles devant les velléités de développement, les efforts de survie, les libertés qui se lèvent. La majorité des intérêts que l’on peut détecter ne vont pas dans le sens de l’autonomie et du dynamisme des associations.

Mais il y a dans le Maroc actuel, des indices certains de bonne gouvernance et de libéralisme qui émanent de la population elle-même, qui dessinent l’image d’un Maroc nouveau venant des tréfonds du passé et de la culture enfin réappropriée et qui construisent un futur, qu’il faut encourager en combattant d’abord les obstacles à son émergence et à son épanouissement.


Le réveil du Maroc profond

Devant l’ampleur de la détresse sociale, surtout dans les périphéries urbaines, quelques bourgeois new look (loin de l’égoïsme de ceux de jadis qui prônaient ouvertement “après moi le déluge”), font aussi retour aux solidarités ancestrales, s’appuyant sur des exemples familiaux. Ils prennent en charge un social (banque alimentaire, microcrédits, orphelinats, centres sociaux) qu’ils ont l’habileté de gérer avec leur expérience économique, atteignant ainsi des résultats dont les seules associations n’auraient pu rêver. On a encore pu le constater avec le tremblement de terre du Rif cette année, l’intervention privée ayant été sans commune mesure avec celle de l’Etat malgré les gigantesques moyens de celui-ci. L’Etat a beau toujours vouloir contrôler, instrumentaliser, il ne sait pas faire avec des populations qu’il a trop traitées en assistées et méprisées, il ne sait pas les écouter, il ne sait pas travailler avec elles en partenaires. En plus, il a désormais besoin de ce dynamisme populaire, là où ses relais constitutionnels, les partis politiques, vidés de leur substance par une longue lutte de pouvoir, sont devenus inefficients. C’est sur les associations qui inventent des caravanes de citoyenneté qu’il doit s’appuyer aujourd’hui pour relayer la médiatisation de la nouvelle Moudawana, par exemple. Et certaines structures étatiques comme les communes rurales changent elles aussi au contact du dynamisme villageois, tout comme certains gouverneurs très actifs voulant travailler pour le bien public et rattraper le retard énorme de certaines provinces.

Dans le même temps, dans les villages, les associations d’habitants ayant impulsé les infrastructures de base franchissent une nouvelle étape en s’attaquant aux activités productrices de revenus, coopératives, élevage, artisanat, développement des richesses locales, huiles d’olive et d’argan, safran, miel, tissage, etc. Dans les villes, des associations de quartier prennent en charge la vie quotidienne des populations marginalisées. Les boutiques d’Internet et les cybercafés se multiplient, les gens apprennent eux-mêmes les langues étrangères, dialoguent avec la planète entière pour un coût réduit, cherchent de nouvelles solidarités, s’inventent une nouvelle vie(2). Des forums sociaux provinciaux parviennent à une qualité de réflexion et de débats depuis longtemps perdue pour des coûts sans commune mesure avec ceux que peuvent soutenir des organisations dispensatrices de fonds. Le Souss redevient une région miracle qui essaime sur les provinces environnantes, voire sur tout le Maroc, et dont le dynamisme fait école.

Même s’il a pu bénéficier d’un soutien incontestable des ONG internationales, de l’Union européenne et de diverses et multiples instances, ce mouvement est autonome et intrinsèque au Maroc. Il est le réveil de ce Maroc profond, oublié, délaissé, rejeté. Il est l’espoir du Maroc nouveau. C’est un point très positif pour le Maroc à l’heure où le monde arabe est critiqué de toutes parts et se critique lui-même avec alacrité, est détruit et s’autodétruit. Grâce à certains Marocains, naturellement pas tous, le Maroc paraît autant un laboratoire qu’un chantier et semble échapper, dans les marges et les interstices, aux critiques justifiées sur sa mauvaise gouvernance.
Et si l’on se repose la question des années 60, on pourrait dire qu’un certain Maroc rattrape alors le gap qui le sépare des nations en développement en retrouvant son histoire, ses fondements civilisationnels et ses qualités ancestrales, l’autodéveloppement villageois qu’il a pratiqué pendant des siècles, la solidarité des marchands urbains qui n’ont pas attendu la modernité pour commercer avec le monde entier. Le pragmatisme et le réalisme dont les uns et les autres font preuve sont redevenus au goût du jour. Ces fondements civilisationnels sont aujourd’hui en phase avec l’actualité.

Zakya DAOUD
Source : L'Economiste

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(1) A cette époque, un chercheur yougoslave avait écrit un texte “Comment ne pas développer un pays”, qui s’appliquait trait pour trait au cas marocain.

(2) Fatima Mernissi, les Sindbad marocains, le Maroc civique, 2004, éditions Marsham, après “Les aït Débrouilles de l’Atlas ”, éditions Le Fennec. Voir également “les Marocains des deux rives”, Zakya Daoud, l’Atelier, Paris, 1997.
 
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