5- Aspect socioculturel.
Les travaux et les jours dans le Souss, à l'époque où vécut notre éducateur et pédagogue Al-Mokhtâr Al-Soussi, étaient rythmés par les quatre saisons. C'est là que les gens, absorbés par leurs tâches quotidiennes, trouvaient leur unique repère pour une mesure du temps.
Les soussis vivaient paisiblement dans leur société, attachés à leurs traditions millénaires jusqu'au moment où ils se trouvèrent en contact avec la culture occidentale importée par les Français sous le protectorat.
D'ailleurs, nous avons constaté qu'Al-Mokhtâr Al-Soussi n'était pas indifférent aux mutations que connut le Maroc en général et sa région natale du Souss en particulier durant toute la période coloniale.
Dans son encyclopédie Al-ma'soul, et précisément dans son introduction, nous rencontrons le concept d'Al-tahawwoul « le changement ». Selon sa vision, qui n'est pas distincte de celle d'Ibn Khaldoun, le changement fait partie de la vie de toutes les sociétés humaines depuis la nuit des temps, mais, il passait inaperçu. Al-Mokhtâr Al-Soussi rapporte : « Auparavant, nous avions des coutumes respectables dans la manière de nous vêtir, de choisir de l'ameublement, de nous asseoir, de célébrer les fêtes et d'accomplir les travaux. Aussi avions-nous une forme sociale ancestrale à notre mesure. [...] Avec la colonisation tous les aspects de notre vie ont changé». 35
Après ces quelques constatations d'Al-Mokhtâr Al-Soussi, nous nous sentons obligé de faire un tour d'horizon pour approcher les formes de la vie sociale dans le Souss qui ont marqué toutes les dimensions de la personnalité de notre éducateur et enseignant.
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5-1 Croyances et rites.
Depuis des siècles, les soussis ont été profondément influencés par l'islam. La majeure partie de la population, analphabète, comptait pour assimiler les préceptes religieux, sur la culture orale dispensée en berbère dans la Timzguida ou mosquée, la Zaouit ou zaouia, les Igourramens (les marabouts) et même dans les souks. Ces illettrés, dit-on , écrivent avec leurs lèvres et lisent avec leurs oreilles.
La situation des femmes, elles aussi totalement tenues à l'écart de l'enseignement, est pire encore. Ce sont les pères ou les maris - Selon le cas - qui les initient aux préceptes de l'islam, et leur indiquent surtout comment respecter les grandes obligations religieuses, tazallite (la prière), ouzoum (le jeûne), azzga (l'aumône) quant au pèlerinage, il n'est envisagé que dans les foyers les plus aisés qui disposaient des moyens de l'accomplir. 36
Pour les lettrés, signalons qu'il n'y a pas d'obstacles culturels à la bonne assimilation des préceptes islamiques, mais quel que fut l'attachement des soussis à la religion musulmane, ils réservaient encore leur piété personnelle et leurs gratifications à leurs saints locaux. Nous notons que le saint le plus vénéré dans la région est Sidi Ahmed Ou-Moussa de Tazrerwalt, patron des voyageurs dont le mausolée se trouve à environ 40 km à l'est de Tiznit. Chaque année à la fin du mois d'août Julien 37 , s'y tient un « anmouggar » (une foire) considérable, rassemblant plusieurs milliers de personnes venues de l'ensemble du Souss, et même aussi d'autres régions du royaume. Ce moussem n'est pas le seul de l'année. D'autres peuvent avoir lieu suivant les saisons.
Il y a aussi des tayfas (groupes ou partis de gyrovagues) qui, après de longues pérégrinations dans divers sanctuaires religieux, finissent par clôturer la tournée au sanctuaire de Tazerwalt. Telle fut probablement la tradition du saint Sidi Ahmed Ou-Moussa à son époque.
Pour tenir compte de la séparation des deux sexes exigée par la tradition soussi, il y a des moussems réservés exclusivement aux femmes. Citons par exemple celui qui est appelé : Anmouggar n'trkmîne qournîne 38 , car dans le temps, et jusqu'à une époque tout à fait récente, on n'y trouvait que des navets. De nos jours, l'expression a changé de sens, et fait allusion à quelque chose de «dérisoire».
Les jeunes filles saisissent l'occasion pour se faire belles lors de la cérémonie du henné de la veille. La tradition leur enseigne que celles qui se
sont bien conformées aux rites exigés, se marieront au cours de l'année. 39
Les visites effectuées au sanctuaire de Sidi Ahmed Ou-Moussa comportent aussi en plus du côté religieux, un côté profane. Les visiteurs y viennent pour solliciter la réalisation de différents voeux : se marier, avoir de la chance dans la vie, se guérir d'une maladie, se perfectionner dans un art, éloigner le mauvais sort, avoir des enfants ou mémoriser vite le Coran quand on est encore amhdâr.
Les savants, les oulémas, les soufis, les fouqarâ, les fouqaha, et les tolba ne sont pas exclus. Rares sont ceux qui considèrent ces pratiques comme entachées d'hérésie. A leur tour, Ils profitent aussi des moussems pour prêcher, pour faire des invocations et percevoir des zyaras. 40 A Tazerwalt, il existe une médersa fréquentée pas les tolba en quête des sciences religieuses.
Aux autres moussems, où il n'y en a point, les tolba de différentes médersas ne manquent pas l'occasion de venir en groupe pour la lecture du Coran et la récitation de certains poèmes devant le public.
Dans les régions les plus reculées, où il n'y a ni saint, ni zaouit, ce manque est compensé par des sources sacrées, des arbres, de simples rochers ou des pierres. Selon les croyances locales, conservées avec fidélité tant par la mémoire des femmes que par celle des hommes lettrés, ces petits saints protègent les arbres fruitiers, les troupeaux, les moissons et guérissent de divers maux.
Tout ceci peut expliquer que les Berbères, surtout les montagnards, font preuve d'un attachement et d'une étonnante fidélité aux rites agraires qui remontent sans doute aux cultes animistes ou chtoniens des temps anciens, mais que l'on met aujourd'hui au rang des traditions, des coutumes locales.
Ceci étant, il va sans dire que la magie et les superstitions sont très répandues dans la société soussie.
Les fouqaha soussis sont reconnus à l'échelon national par la puissance et l'efficacité de leurs formules pour le recours à la sorcellerie dans divers buts, comme évoquer les démons et les contraindre à livrer des trésors enfouis dans le sol. D'autres, au contraire, réprouvent de telles pratiques et se contentent d'écrire des « hrouz 41 » à la demande de la population. Leur grande valeur et leur efficacité sont indéniables. Nous remarquons que la publicité faite aux hrouz du faqih ou du taleb se déroule à travers les chants berbères des al-rwaïs 42
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5-2 Traditions.
Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi n'a pas manqué de décrire brièvement dans son Ma'soul quelques traditions de sa région natale, Ilgh 43 qui ne diffèrent guère du reste du Souss.
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5-2-1 La 'achoura. 44
A la nuit du neuvième jour du mois sacré de mouharram, si l'on en croit Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi, les habitants d'Ilgh allaient chercher au bord des cours d'eau des débris de bois charriés par le torrent puis au matin, les faisaient brûler dans leurs maisons, ceci afin d'éloigner les influences maléfiques des démons.
Dans la nuit de 'achoura, des jeunes allaient en groupe loin de leurs habitations conjurer le loup de se tenir à l'écart de leurs troupeaux. Ils laissaient derrière eux de petits amas en pierres et revenaient en chantant jusqu'au village, où l'ahwach 45 durait toute la nuit.
Au matin, hommes et femmes allaient au cimetière en distribuant des aumônes pour que Dieu ait pitié de leurs défunts.
La plupart d'entre eux, ce jour là, jeûnaient et observaient un certain nombre d'usages : Visiter une famille, un 'alim, un malade, aider l'orphelin, faire une prière surrérogatoire de deux rak'a. 46 laver ses propres vêtements, s'enduire les paupières de « tazoult » ou kohol, se couper les ongles, et lire le Coran. 47
Mais Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi, en tant qu'éducateur et fqih, ne reste pas indifférent et il ne se fait pas faute de critiquer la survivance de ces traditions. Il nous dit que: « seules les vieilles et la canaille s'intéressent aux traditions de 'Achoura. Les personnes éclairées sont opposées à ces hérésies» 48
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5-2-2 Laïlat Al-mawlid. 49
A l'occasion de cette cérémonie, les Timzgadiwine, (mosquées), les lamdâïrs (médersas), les Igourramens (marabouts) sont en fête religieuse. Les fouqaha, les tolba, les soufis et les imhdâren y récitent le Coran, des poèmes chargés d'éloges prophétiques et le dhikr. 50
Quand le soleil se lève le jour de cette fête, les gens dansent et chantent ce qui raconte que le soleil n'a inspiré ses lumières que de celles du Prophète Mohamed 51 (BSDL).
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5-2-3 La 'aquiqa. 52
Après l'accouchement, il est de coutume que toutes les voisines se réunissent durant les premiers jours autour de l'accouchée et de son bébé. Au septième jour, l'on procède à l'immolation d'un mouton ou d'une chèvre en l'honneur du nouveau venu et tout le monde doit en goûter pour que l'enfant soit bien aimé de tous. Le même jour, ses cheveux sont coupés et on lui donne un nom.
Certaines fois, on trouve chez les soussis des noms de filles qui sont composés, tels que : Tlïitmass, qui signifie littéralement en berbère: elle a ses frères « Tla aït mass ». Cette nomination a pour effet magique que les enfants qui viennent après la fille vivent et sont à l'abri de la mortalité en bas-âge. Le nouveau-né est protégé par le « Harz » sollicité auprès du taleb et par une amulette ou « taoummist » confectionnée le plus souvent par l'accoucheuse elle-même ou par la grand-mère.
Le nouveau-né ne doit pas rester seul, il y a toujours une personne -dont l'âge est sans d'importance- qui veille sur lui pour que les génies ne rôdent pas aux alentours, et, cette précaution peut durer jusqu'à ce que sa fontanelle soit complètement soudée.
Dès son jeune âge, l'enfant est éduqué dans une atmosphère exclusivement féminine. En cas de désobéissance, on fait appel à des êtres imaginaires ou réels pour lui faire peur 53 .
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5-2-4 La circoncision.
Elle est obligatoire chez les garçons, mais les hommes des sciences religieuses ne sont pas d'accord sur un âge bien précis. Certains optent pour l'âge de la puberté, d'autres préfèrent qu'elle soit pratiquée dans les premiers jours de la naissance, en se basant sur un hadith rapporté par Al-Baïhaqî, selon Jâbir (DAS) que le Prophète (BSDL) a immolé pour Al-Hassan et Al-Houssaine et les a circoncis au septième jour. 54
Chez les soussis, la plupart des familles procèdent à la circoncision des petits avant le commencement de l'apprentissage du Coran. Quand le moment est venu, la famille, les voisins et les gens du village se rassemblent, et, quand le repas est prêt, les tolba se retirent à l'écart pour réciter le Coran en entier. Après, l'enfant est remis, en présence de tout le monde, entre les mains du « ahjjam », le barbier du village qui circoncit l'enfant au chant de prière à la gloire du Prophète et d'Abraham 55
Le matériel utilisé est rudimentaire et ne répond pas aux règles d'asepsie et de stérilisation. En cas d'hémorragie, on saupoudre la plaie avec de « l'azarif » l'alun, et on la soigne avec du henné, plante paradisiaque et panacée de tous les maux. Quand l'hémorragie persiste, le recours au jaune d'oeuf est nécessaire.
Quant aux filles, elles ne sont pas soumises à la clitoridectomie, pas plus dans la région du Souss, que le reste du royaume, comme c'est le cas dans certains pays arabes 56 et surtout en Afrique noire.
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5-2-5 Le mariage.
Le plus souvent les mariages ont lieu en été après les récoltes, période où le temps est favorable pour les fêtes. « Tamghra » ou la noce est précédée par « asqsi », la demande de la main de la fille. La décision ne revient pas aux deux futurs époux, mais aux parents. Lors d'un souk par exemple l'accord de deux pères peut avoir lieu sans aucune consultation préalable des deux futurs conjoints, car dit-on c'est le devoir et la prérogative des parents.
La tradition veut que la fille accepte sans murmures le compagnon que son père lui a choisi, sans même l'avoir jamais connu. Dans la société traditionnelle, la fille n'a que trois demeures : la maison de son père, celle de son mari ou plutôt de ses beaux-parents, et enfin sa propre tombe.
Avant le jour des noces, les deux familles préparent avec fébrilité tout ce qu'il faut selon leurs conditions sociales.
La célébration a lieu dans les deux familles et l'on doit être à la hauteur de l'événement pour échapper aux critiques du voisinage.
Le jour j, les deux « islân » 57 sont bien préparés, bien habillés et surtout bien conseillés. Le jeune homme par les hommes et la jeune fille par les femmes.
On choisit généralement la nuit pour conduire la «taslit » chez ses beaux-parents. Les femmes expérimentées lui font sa toilette et l'habillent selon la tradition, toute vêtue, un bouquet de basilic attaché autour de la tête, son frère lui chausse « l'adoukou » la babouche avec un chant particulier et très touchant, qui fait pleurer la « taslit » :
- "Agmas n-tslit allas adoukou".
- "Aillinow adak ourtllati".
- "Issoulam babam oula innam".
- "Istmâm ghid oula yantrit".
- "Aillinow adk ourtallti".
La traduction des vers dans le même ordre.
- Frère de la taslit, mets-lui sa babouche.
- Ma fille tu n'as pas à pleurer.
- Ton père et ta mère sont encore vivants.
- Tes soeurs sont ici et là où tu vas.
- Ma fille tu n'as pas à pleurer.
Une fois qu'elle est prête, la taslit quitte la maison de ses parents à dos de mulet au milieu d'un cortège mixte. Arrivée devant sa nouvelle demeure, elle est accueillie par sa nouvelle famille. L'asli étant sur la terrasse, il jette sur le cortège des amandes en signe de bienvenue et d'affection ou des dattes que les enfants ramassent dans des bousculades.
Après que tout le monde eut mangé, les femmes s'isolent généralement sur les terrasses loin des hommes et les danses 58 commencent autour d'un grand feu jusqu'à l'aube. Parfois, on invite aussi un « baqchich » l'humoriste, le fou de cour, chargé de faire rire les gens.
Lorsque tout le monde se sent lâs, l'asli et la taslit se retirent dans leur « ahanou », chambre nuptiale pour leur premier rapport sexuel. L'asli doit se montrer homme avec fermeté en ce premier jour de vie conjugale. S'il trouve la fille vierge, un drap blanc maculé par quelques gouttes de sang en témoigne, et les youyous des femmes viennent déchirer le silence nocturne.
Si le pauvre se bloque et n'arrive pas à déchirer l'hymen de sa partenaire, le recours à un faqih s'impose. Celui-ci use de tout son savoir pour remédier à la situation. C'est à lui, dans un premier temps, de dépister la cause qui peut provenir de l'un ou de l'autre ou des deux à la fois, à cause de personnes jalouses susceptibles d'avoir ensorcelé les deux conjoints.
D'ailleurs, une fois que l'on déclare un futur mariage, les deux futurs époux doivent se méfier quand ils sont appelés par leur nom. C'est juste au moment où on répond « Na'âm » oui, que le malfaiteur qui leur veut du mal, ferme un couteau ou une épingle qu'il enfouit ensuite dans un lieu sûr ou même dans un cimetière « oublié » en ligotant ainsi sa victime.
Nous devons noter que, à l'issue de cette cérémonie, où nous pouvons observer côte à côte, la religion, la magie, la superstition, et même la science, la clôture se fait obligatoirement par la récitation du saint Coran, ainsi que de certaines louanges panégyriques portant sur la vie du Prophète.
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5-3 La vie intellectuelle.
A l'époque d'Al-Mokhtâr Al-Soussi, le Souss a connu une renaissance intellectuelle importante. Devant son rayonnement, le chercheur soussi peut, sans hésitation aucune, être fier de sa région en la comparant au reste du pays, car les savants soussis ont joué un grand rôle dans la diffusion du 'ilm à cette époque tumultueuse de l'histoire du Maroc.
Ils ont pu préserver l'identité nationale et participer à la diffusion des sciences arabes et religieuses. La plupart des oulémas soussis ont occupé la place d'honneur pour enseigner dans les médersas traditionnelles, et senti la noblesse de leur mission, ce qui les a poussés au sérieux le plus extrême. 59
Nous notons aussi que les caïds du Souss ont contribué en facilitant la tâche des oulémas matériellement et moralement.
Al-Mokhtâr Al-Soussi en a cité certains : Le caïd 'yâd Al- jirari qui avait transformé sa circonscription en un centre pour les gens du 'ilm et possédait une bibliothèque considérable. 60
Le caïd Al-tiyoutî qui, lui aussi, avait apporté son aide aux oulémas de son cercle en rénovant les médersas et en choisissant des fouqaha compétents pour y enseigner les sciences religieuses aux tolba, qui étaient eux aussi sous sa protection.
Il y eut aussi Al-Hadj Ibrahim Ighachî dont la maison devint une sorte de lieu de pèlerinage pour les hommes de science. 61
En plus de tout ceci, on reconnaît aux oulémas autodidactes du Souss leur participation désintéressée à la quête des sciences au-delà de leur région natale. Ils allaient compléter leur savoir et acquérir les sciences dans les villes du Royaume où étaient enseignées les sciences qui leur manquaient. A tel point que l'enseignement qu'ils dispensaient était plus approfondi que celui des villes, surtout dans les domaines de la grammaire arabe, de la langue et de la morphologie. 62
En somme, tous les efforts déployés avaient pour but de bien maîtriser la langue arabe qui n'était pas la langue maternelle des oulémas du Souss, et qui constitue l'outil primordial pour l'étude et la compréhension des textes sacrés. La langue arabe constituait pour Al-Mokhtâr Al-Soussi le moyen privilégié qui permettait aux soussis et surtout à l'élite intellectuelle de dépasser le périmètre étroit du Souss.
Al-Mokhtâr Al-Soussi n'a pas hésité à souligner que lorsque les habitants de sa région natale « Ilgh » voulaient exhiber leur supériorité sur les autres tribus, ils s'exprimaient en arabe. Il affirme qu'il se définit par la langue arabe dont il apprécie le style et les métaphores, et non pas par sa langue maternelle. 63
Mais, nous devons rappeler que tous les Berbères du Souss ne se préoccupaient pas de la langue arabe. Ils vivaient leur quotidien dans leur langue, en laissant l'élite intellectuelle s'occuper des sciences religieuses.
A notre connaissance, aucun historien n'a rapporté que les oulémas berbères qui ont étudié en Orient, aient imposé aux soussis d'abandonner leur langue maternelle pour la langue arabe afin d'accéder à un Islam crédible et authentique. Au contraire, ils utilisaient le berbère comme moyen efficace pour l'enseignement des préceptes religieux. Les fouqarâ des zaouias n'ont pas fait exception à cette pratique.
L'histoire nous apprend qu'à son retour d'Orient, au VIème siècle de l'hégire, (XIIème siècle de l'ère chrétienne), Mohamed ben Toumart trouva ses compatriotes incapables de mémoriser la sourate Al-fatiha, (la préliminaire ou l'ouvrante), ce que voyant, il compta le nombre de mots de la sourate, et il donna à chacun comme nom un mot de la sourate. Puis il mit ces personnes en rang et leur dit: « Dieu n'accepte de vous la prière que si vous récitez les mots dans cet ordre ». 64
Al-Mokhtâr Al-Soussi attire l'attention sur le fait que, dans le Souss, il y a deux mondes distincts: Le monde de la « 'âmma » qui est celui de la population analphabète où le respect et la bonne conduite font défaut, et celui de la « khâsa » représenté par les lettrés et ceux qui maîtrisent les sciences religieuses, lesquels sont respectés et vénérés en tout lieu grâce au savoir et au pouvoir dont ils bénéficient. 65
Mais malgré cette distinction observée dans le domaine intellectuel, la vie quotidienne imposait aux gens des relations inévitables dans ce contexte socioculturel et en berbère.
On ne saurait négliger un facteur qui eut son importance et qui permit à ces deux groupes de reconnaître et d'affirmer leur solidarité. Il s'agit des incursions étrangères dans la région, depuis l'arrivée des Portugais sous la dynastie des Sa'adiens jusqu'à la pénétration française. Ce facteur a engendré au fil des siècles, des manifestations de résistance militaires, politiques, intellectuelles et populaires, exprimées de différentes manières, même à travers les chants.
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5-4 Les confréries religieuses dans le Souss.
En consultant les livres et les biographies soussis, nous avons constaté que la période comprise entre le XIIème et le XIIIème siècle (XVIIIème - XIXème ), a vu la naissance de nombreuses zaouias qui devinrent des centres de pratique religieuse, d'enseignement, d'éducation et de dhikr. 66
Nul ne peut nier le rôle des confréries religieuses dans la diffusion de l'islam au Maroc et en particulier dans le Souss, depuis la fondation du Ribât 67 de Waggâg ben Zallou Allamtî à Massa au Vème siècle (XIème siècle) devenu par la suite zaouia et puis médersa et qui avait formé le grand faqih Abdellah ben Yasine, fondateur de la dynastie des Almoravides. Ceci peut expliquer la relation entre les zaouias et le jihad.
A l'époque du déclin de la dynastie Sa'adienne, les zaouias apparurent très nombreuses et furent le refuge de gens fuyant les problèmes de l'époque. « Le sentiment du jihad s'est exacerbé chez les soussis lorsqu'ils virent les tribus et les centres côtiers faire allégeance aux étrangers et se mettre sous leur protection ». 68
En voulant élargir le champ du jihad et pour lutter contre les dissidences, les confréries religieuses se sont multipliées avec leurs rites alliant des pratiques authentiques à d'autres plus suspectes d'hérésie. Les populations analphabètes avaient une croyance illimitée en la baraka des chouyoukh, des tolba et des soufis. Ils les vénéraient, car ils représentaient leur seul secours en cas de difficultés.
Les confréries exercèrent ainsi sur les populations du Souss, y compris sur les oulémas, une influence spirituelle déterminante. A tel point que l'on en vit certains abandonner leur fonction d'enseignant dans les médersas pour rejoindre les groupes de fouqara qui pérégrinaient à travers le Souss.
Cette observation impose de s'interroger sur les confréries répandues dans le Souss.
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5-4-1 La tariqa 69 Al-Nâsirya.
Son origine fut la zaouia Al-Nâsirya fondée par Abou Hafs Omar ben Ahmed Al-Ansârî à Tamgrout 70 en 983 H (1575). En 1040 H (1630) Abou Abdellah Mohamed ben Nâsir y vint pour s'initier à la tariqa du cheikh fondateur et il s'y installa, enseigna, et diffusa le 'ilm après la mort de son cheikh. 71
Les oulémas sortant de cette zaouia, propagèrent la tariqa Nâsirya basée sur la sunna et les principes islamiques purs, dans tout le Souss lors des moussems et des occasions de rencontres.
Une autre zaouia Nâsirya pour la diffusion des sciences religieuses, fut fondée à Timgguiljt aux alentours de Tafraout dans la province de Tiznit. «Tout au début, la seule tariqa connue dans le Souss fut la tariqa Al-Nâsirya qui avait pour objectif l'enseignement et l'éducation ce qui poussa tous les soussis à l'embrasser avec respect et vénération » 72 Les préceptes transmis aux populations furent enseignés en berbère soussi, langage véhiculaire de la culture dans la région.
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5-4-2 La tariqa Al-Tijânya.
Elle fut fondée en Algérie par le cheikh sidi Ahmed Al-Tijânî 1150-1230 H (1737-1815) qui était un faqih malékite. Persécuté par les Turcs, il se réfugia au Maroc et s'installa à Fès. Actuellement, son sanctuaire est visité chaque année par les partisans de sa tariqa. Ses partisans viennent même de l'extérieur du pays.
L'introduction de sa tariqa dans le Souss se fit par l'entremise du cheikh Akensouss de Marrakech qui l'avait enseignée aux fouqaha soussis qui le fréquentaient. « Au départ, elle ne fut embrassée que par une minorité qui ne l'enseignaient pas aux gens contrairement aux Darqâwis » 73
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5-4-3 La tariqa Al-Darqâwiya.
A son origine, elle est née de la tariqa Al-Châdhilya fondée par Abou Al-Hassan Al-Châdhilî, 593-616 H (1196-1219) disciple de Abdessalam ben Mchîch.
La tariqa Al-Darqâwiya ne fut donc qu'un prolongement de la tariqa Al-Châdhilya rénovée par le cheikh sidi Larbi Al-Darqâwî 1159 - 1239 H (1746 - 1823) 74 qui avait opté pour un soufisme purement islamique, et combattu les déviations populaires.
La tariqa Al-Darqâwiya apparut dans le Souss en 1260 H (1844) et fut diffusée par les soins du cheikh sidi Sa'id ben Hmmou Al-Ma'drî. Bien qu'il fut analphabéte, ce dernier sut attirer autour de sa personne la plupart des oulémas soussis, qui voyaient en lui la source rayonnante de la tariqa 75
Mais, cette tariqa n'atteignit son apogée que grâce aux efforts du père de Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi, sidi Hadj Ali ben Ahmed Al-Darqâwî, qui avait quitté sa fonction d'enseignant dans la médersa Al-Boumarwânya pour se consacrer à la tariqa Al-Darqâwiya. « Il s'est retiré avec les fouqarâ' en se séparant de la tenue des oulémas. Il prit un bâton, mit un rosaire autour du coup et s'habilla d'un froc. Il s'engagea en se conformant aux exigences de la tariqa : Silence, faim, dhikr et solitude» 76
Il construisit la zaouia Al-Darqâwiya à Dou-gadir, (son village natal), en 1302 H (1885), ce qui attira de nombreux partisans de la Tariqa autour de lui. Après sa mort, ils se comptaient par milliers. De nos jours encore la zaouia reste très active sous la responsabilité de ses petits-fils. Chaque année on y assiste à des moussems où les adeptes se rencontrent pour le dhikr.
En résumé, nous avons fait le tour d'horizon du soufisme du Souss sans entrer dans les détails. Car notre but est de signaler que l'enseignement et l'éducation dans le Souss, sont influencés par les courants soufis.
Notre pédagogue et éducateur Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi, comme tant d'autres, a subi toutes ces influences durant son enfance et lors de ses études avant de quitter le Souss.
Chapitre II
Vie et formation d'Al-Mokhtâr Al-Soussi.
1- Place d'Al-Mokhtâr dans son arbre généalogique
2- L'ascendance d'Al-Mokhtâr Al-Soussi.
2-1 Sa famille.
2-2 Un père Soufi.
2-3 Une mère instruite.
2-4 Naissance et enfance.
3- Al-Mokhtâr Al-Soussi à la quête du savoir.
3-1 Dans la région du Souss.
3-2 Le voyage à Marrakech.
3-3 Poursuite des études à Fès.
3-4 Poursuite des études à Rabat.
4- La culture de Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi.