Tamazight et éducation au Maghreb : une pédagogie sinistrée
Il est loin le temps où nous étions à peine quelques unités pour rappeler à qui voulait (ou ne voulait pas !) l'entendre, l'importance de ce substrat culturel pour l'identité maghrébine. D'autant que, compte tenu du climat passionnel qui régnait alors, toute intervention dans ce sens prenait vite une tournure de suspicion séparatiste.
Aujourd'hui, les choses ont bien changé, si bien que “ les partis et les hommes politiques les plus récalcitrants d'hier vis-à-vis de la langue et de la culture amazighes deviennent parfois leurs plus fervents défenseurs. Non sans surenchère, ni démagogie, à qui mieux mieux ”, comme nous l'avons rappelé dans un article de presse paru dans différents organes maghrébins entre les 10 et 30 mai 2002.
Mais il y a déjà plus d'un quart de siècle que nous avons eu l'honneur, bien à notre détriment, d'être l'un des premiers chercheurs à dénoncer cette négation, dans une étude universitaire publiée par la revue “ Tiers-Monde” du mois de décembre 1974, en ces termes essentiellement: “ Par ignorance, par mépris ou par erreur psychologique, sociologique ou politique, cette langue est souvent reléguée au rang des dialectes. Or, selon les définitions données par tous les dictionnaires, un dialecte n'est qu'une variété régionale d'une langue.
Le berbère qui appartient aux groupes de langues chamito-sémitiques au même titre que l'arabe classique, possède, comme ce dernier, une profonde unité morphologique en dehors de ce fait linguistique national”, avons-nous alors écrit en substance, il y a une trentaine d'années, à un moment où régnait la crainte et la prohibition (cf, Revue Tiers-Monde, décembre 1974).
Fort heureusement, une nouvelle génération de jeunes linguistes formés en Occident ne tardera pas dans les années 90 à prendre la relève en faisant irruption, même de façon brutale, dans le paysage politique, social et culturel maghrébin. Et, face à tant d'injustices, de nombreuses associations se sont mobilisées pour défendre la dignité amazighe au prix parfois de quelques dérives et fausses fenêtres…
Le tifinagh : une fausse fenêtre !
…C'est sans doute ce qui explique, même dans un paysage apaisé, que l'esprit militant l'emporte encore sur une réflexion scientifique approfondie. Une réflexion scientifique qui aurait pu éviter un choix hâtif, en guise d'écriture, de caractères “phéniciens” qui, même baptisés “tifinagh ”, restent étrangers à l'univers affectif et sémiotique de l'enfant maghrébin. Elle aurait pu aussi éviter une appropriation exclusive et unidimensionnelle de tamazight par quelques éberbérocrates” qui semblent, sans le vouloir peut-être, lui donner une caractéristique ethnique ou régionale comme le basque ou le breton, alors qu'il s'agit pour le tamazight d'une copropriété nationale riche en significations, appartenant à tous les Maghrébins à l'instar de l'arabe. Cette réflexion scientifique aurait pu enfin conduire à opter pour une démarche expérimentale et progressive dont le corollaire serait une action éducative appropriée, susceptible de juguler le sinistre pédagogique en remettant en cause et (ré)orientant le triptyque d'approche actuel: En effet, le premier volet de ce triptyque se réfère à la population scolaire ciblée qui, jusqu'ici , se limite à de jeunes berbérophones.
Or, il aurait été plus judicieux d'inverser la donne en s'adressant, tout d'abord et exclusivement, aux jeunes arabophones au cours des deux premières années. Non seulement pour les aider à renouer avec leurs racines amazighes oubliées, mais aussi et surtout en vue d'une mise à niveau, d'homogénéisation et de rapprochement intégré avec leurs jeunes concitoyens amazighophones qui, simultanément, apprennent déjà en sus, comme eux, la langue arabe.
Quant au deuxième volet du même triptyque, il concerne la méthode. Une méthode pédagogique appropriée dont l'approche initiale ne pourrait être qu'un enseignement verbal, afin de faciliter cette mise à niveau essentielle du groupe arabophone. Non seulement pour tirer parti des propriétés orales remarquables de l'amazigh, élaborées durant des siècles. Mais aussi pour inscrire cet important acte éducatif dans la trame prodigieuse du premier mécanisme naturel d'apprentissage langagier chez l'enfant. Et se mettre ainsi au diapason du 21e siècle où les méthodes orales modernes (cf. Frété et Magne) et l'audiovisuel tendent à détrôner l'exclusivité ancestrale des méthodes écrites, classiques ou sumériennes.
Pour la suite toutefois- et c'est le troisième volet du triptyque – l'approche écrite reste incontournable. Elle permettrait, sinon un développement exponentiel, du moins une fixation définitive des acquisitions orales amazighes des deux groupes, “amazighophone” et “arabophone”, même provenant de sources langagières différentes : naturelles pour les premiers et enseignées pour Les seconds. Mais le choix de tifinatgh, comme nous l'avons indiqué, n'est certainement pas le plus court chemin d'un point à un autre pour faire passer un message aussi légitime à toute la population scolaire, sans exclusive, et non à une partie d'entre elle, uniquement.
Le tifinagh rend ce message d'autant plus difficile qu'il réduit les amazighophones à l'analphabétisme et dissuade les arabophones de faire l'effort nécessaire pour (ré)apprendre la langue de leurs ancêtres amazighs. Surtout avec la conduite paradoxale d'une graphie allant de gauche à droite, décidée arbitrairement, comme si le tamazight n'était pas une grande langue chamito-sémitique de la même ascendance que l'arabe et l'hébreu qui, eux, s'écrivent de droite à gauche.
Pour un bilinguisme arabo-amazigh généralisé
Sans doute un tifinagh authentique, dépouillé d'artifices et de fatras inutiles, mais modernisé et enrichi, demeuret-il, non seulement nécessaire, mais indispensable dans des sections spécialisées de lycées, susceptibles de conduire à la recherche universitaire amazighe. Il en est de même d'ailleurs pour les caractères latins qui abritent un corpus académique berbère inestimable.
Lesquels caractères pourraient servir, en outre, de trait d'union pour Internet et la recherche scientifique internationale. Mais au niveau élémentaire, des écoles et collèges, les caractères arabes restent incontournables pour différentes raisons.
Non seulement parce qu'ils ont servi efficacement, tout au long des siècles, et servent encore à fixer de grandes langues non arabes, comme le persan ou l'afghan, celles du Caucase ou l'Afrique dont le berbère, du Sub-Continent indien et bien d'autres… Mais aussi, ces caractères sont également d'essence maghrébine, conçus, calligraphiés et utilisés dans les actes officiels depuis les Almohades. On les appelle d'ailleurs “al-khatt-al-Maghribi” (l'écriture maghrébine), différent(e) du “Machriki” (écriture orientale).
Laquelle écriture maghrébine est très éloignée de l'écriture primitive arabe à sa sortie d'Arabie, sans signes diacritiques, ni ornements stylistiques, acquis en contact avec les autres peuples de la Méditerranée dont les Imazighens, qui y ont versé aussi une part de leur génie. Ces caractères dits arabes sont en outre utilisés pour écrire l'arabe, langue officielle du Maghreb et surtout langue d'enseignement.
C'est ce qui pourrait en l'occurrence assurer une continuité pédagogique avec le tamazight et une économie de l'effort, profitable à l'enfant, non encore sorti de son syncrétisme, en vue de le soustraire à la tyrannie d'une multiplicité inutile de graphies opposées: arabes, latines et phéniciennes….
A cet égard, nos caractères maghrébins paraissent les mieux placés pour le rapprochement et l'intégration des jeunes citoyens du Maghreb au sein d'un bilinguisme endogène arabo-amazigh, généralisé, unifié dans sa forme scripturable mais diversifié dans son expression sémantique et culturelle.
D'autant qu'un exemple méthodologique en est donné dans les premiers travaux de l'académicien marocain Mohamed Chafik, et plus particulièrement dans son dictionnaire arabo-amazigh où les caractères dits arabes sont utilisés à plein pour écrire le tamazight, contrairement à toute attente de partisans irréductibles du tifinagh.
On aurait pu s'y reporter par référant identitaire, voire par économie pédagogique, au lieu de se perdre dans les labyrinthes coûteux de recherches désespérées d'un modèle salvateur introuvable. La méthode pédagogique Chafik, à l'inverse de ses opinions sociologiques sur le tifinagh, aurait été sans doute et reste l'un des meilleurs vecteurs pour mieux appréhender les cours d'initiation amazighs dans les écoles élémentaires et collèges, à l'aide de nos propres caractères maghrébins, dits arabes.
Pour peu qu'on ne perde pas de vue, au niveau supérieur bien entendu, une remise progressive, sur la trame, des caractères tifinaghs et latins qui demeurent, en l'occurrence des outils complémentaires irremplaçables pour la recherche scientifique.
Tout comme on ne peut occulter, également, l'indispensable apprentissage de langues étrangères à portée internationale dont la dimension adjuvante, tout au moins au sommet de la pyramide scolaire, n'est plus à démontrer.
* AHMED MOATASSIME - est docteur en Sciences de l'éducation, docteur en sciences politiques, docteur en sciences humaines et sociales et consultant international en matière d'éducation, chercheur honoraire au CNRS et directeur de recherches doctorales en Sorbonne à Paris
AHMED MOATASSIME * |
lematin.ma
Il est loin le temps où nous étions à peine quelques unités pour rappeler à qui voulait (ou ne voulait pas !) l'entendre, l'importance de ce substrat culturel pour l'identité maghrébine. D'autant que, compte tenu du climat passionnel qui régnait alors, toute intervention dans ce sens prenait vite une tournure de suspicion séparatiste.
Aujourd'hui, les choses ont bien changé, si bien que “ les partis et les hommes politiques les plus récalcitrants d'hier vis-à-vis de la langue et de la culture amazighes deviennent parfois leurs plus fervents défenseurs. Non sans surenchère, ni démagogie, à qui mieux mieux ”, comme nous l'avons rappelé dans un article de presse paru dans différents organes maghrébins entre les 10 et 30 mai 2002.
Mais il y a déjà plus d'un quart de siècle que nous avons eu l'honneur, bien à notre détriment, d'être l'un des premiers chercheurs à dénoncer cette négation, dans une étude universitaire publiée par la revue “ Tiers-Monde” du mois de décembre 1974, en ces termes essentiellement: “ Par ignorance, par mépris ou par erreur psychologique, sociologique ou politique, cette langue est souvent reléguée au rang des dialectes. Or, selon les définitions données par tous les dictionnaires, un dialecte n'est qu'une variété régionale d'une langue.
Le berbère qui appartient aux groupes de langues chamito-sémitiques au même titre que l'arabe classique, possède, comme ce dernier, une profonde unité morphologique en dehors de ce fait linguistique national”, avons-nous alors écrit en substance, il y a une trentaine d'années, à un moment où régnait la crainte et la prohibition (cf, Revue Tiers-Monde, décembre 1974).
Fort heureusement, une nouvelle génération de jeunes linguistes formés en Occident ne tardera pas dans les années 90 à prendre la relève en faisant irruption, même de façon brutale, dans le paysage politique, social et culturel maghrébin. Et, face à tant d'injustices, de nombreuses associations se sont mobilisées pour défendre la dignité amazighe au prix parfois de quelques dérives et fausses fenêtres…
Le tifinagh : une fausse fenêtre !
…C'est sans doute ce qui explique, même dans un paysage apaisé, que l'esprit militant l'emporte encore sur une réflexion scientifique approfondie. Une réflexion scientifique qui aurait pu éviter un choix hâtif, en guise d'écriture, de caractères “phéniciens” qui, même baptisés “tifinagh ”, restent étrangers à l'univers affectif et sémiotique de l'enfant maghrébin. Elle aurait pu aussi éviter une appropriation exclusive et unidimensionnelle de tamazight par quelques éberbérocrates” qui semblent, sans le vouloir peut-être, lui donner une caractéristique ethnique ou régionale comme le basque ou le breton, alors qu'il s'agit pour le tamazight d'une copropriété nationale riche en significations, appartenant à tous les Maghrébins à l'instar de l'arabe. Cette réflexion scientifique aurait pu enfin conduire à opter pour une démarche expérimentale et progressive dont le corollaire serait une action éducative appropriée, susceptible de juguler le sinistre pédagogique en remettant en cause et (ré)orientant le triptyque d'approche actuel: En effet, le premier volet de ce triptyque se réfère à la population scolaire ciblée qui, jusqu'ici , se limite à de jeunes berbérophones.
Or, il aurait été plus judicieux d'inverser la donne en s'adressant, tout d'abord et exclusivement, aux jeunes arabophones au cours des deux premières années. Non seulement pour les aider à renouer avec leurs racines amazighes oubliées, mais aussi et surtout en vue d'une mise à niveau, d'homogénéisation et de rapprochement intégré avec leurs jeunes concitoyens amazighophones qui, simultanément, apprennent déjà en sus, comme eux, la langue arabe.
Quant au deuxième volet du même triptyque, il concerne la méthode. Une méthode pédagogique appropriée dont l'approche initiale ne pourrait être qu'un enseignement verbal, afin de faciliter cette mise à niveau essentielle du groupe arabophone. Non seulement pour tirer parti des propriétés orales remarquables de l'amazigh, élaborées durant des siècles. Mais aussi pour inscrire cet important acte éducatif dans la trame prodigieuse du premier mécanisme naturel d'apprentissage langagier chez l'enfant. Et se mettre ainsi au diapason du 21e siècle où les méthodes orales modernes (cf. Frété et Magne) et l'audiovisuel tendent à détrôner l'exclusivité ancestrale des méthodes écrites, classiques ou sumériennes.
Pour la suite toutefois- et c'est le troisième volet du triptyque – l'approche écrite reste incontournable. Elle permettrait, sinon un développement exponentiel, du moins une fixation définitive des acquisitions orales amazighes des deux groupes, “amazighophone” et “arabophone”, même provenant de sources langagières différentes : naturelles pour les premiers et enseignées pour Les seconds. Mais le choix de tifinatgh, comme nous l'avons indiqué, n'est certainement pas le plus court chemin d'un point à un autre pour faire passer un message aussi légitime à toute la population scolaire, sans exclusive, et non à une partie d'entre elle, uniquement.
Le tifinagh rend ce message d'autant plus difficile qu'il réduit les amazighophones à l'analphabétisme et dissuade les arabophones de faire l'effort nécessaire pour (ré)apprendre la langue de leurs ancêtres amazighs. Surtout avec la conduite paradoxale d'une graphie allant de gauche à droite, décidée arbitrairement, comme si le tamazight n'était pas une grande langue chamito-sémitique de la même ascendance que l'arabe et l'hébreu qui, eux, s'écrivent de droite à gauche.
Pour un bilinguisme arabo-amazigh généralisé
Sans doute un tifinagh authentique, dépouillé d'artifices et de fatras inutiles, mais modernisé et enrichi, demeuret-il, non seulement nécessaire, mais indispensable dans des sections spécialisées de lycées, susceptibles de conduire à la recherche universitaire amazighe. Il en est de même d'ailleurs pour les caractères latins qui abritent un corpus académique berbère inestimable.
Lesquels caractères pourraient servir, en outre, de trait d'union pour Internet et la recherche scientifique internationale. Mais au niveau élémentaire, des écoles et collèges, les caractères arabes restent incontournables pour différentes raisons.
Non seulement parce qu'ils ont servi efficacement, tout au long des siècles, et servent encore à fixer de grandes langues non arabes, comme le persan ou l'afghan, celles du Caucase ou l'Afrique dont le berbère, du Sub-Continent indien et bien d'autres… Mais aussi, ces caractères sont également d'essence maghrébine, conçus, calligraphiés et utilisés dans les actes officiels depuis les Almohades. On les appelle d'ailleurs “al-khatt-al-Maghribi” (l'écriture maghrébine), différent(e) du “Machriki” (écriture orientale).
Laquelle écriture maghrébine est très éloignée de l'écriture primitive arabe à sa sortie d'Arabie, sans signes diacritiques, ni ornements stylistiques, acquis en contact avec les autres peuples de la Méditerranée dont les Imazighens, qui y ont versé aussi une part de leur génie. Ces caractères dits arabes sont en outre utilisés pour écrire l'arabe, langue officielle du Maghreb et surtout langue d'enseignement.
C'est ce qui pourrait en l'occurrence assurer une continuité pédagogique avec le tamazight et une économie de l'effort, profitable à l'enfant, non encore sorti de son syncrétisme, en vue de le soustraire à la tyrannie d'une multiplicité inutile de graphies opposées: arabes, latines et phéniciennes….
A cet égard, nos caractères maghrébins paraissent les mieux placés pour le rapprochement et l'intégration des jeunes citoyens du Maghreb au sein d'un bilinguisme endogène arabo-amazigh, généralisé, unifié dans sa forme scripturable mais diversifié dans son expression sémantique et culturelle.
D'autant qu'un exemple méthodologique en est donné dans les premiers travaux de l'académicien marocain Mohamed Chafik, et plus particulièrement dans son dictionnaire arabo-amazigh où les caractères dits arabes sont utilisés à plein pour écrire le tamazight, contrairement à toute attente de partisans irréductibles du tifinagh.
On aurait pu s'y reporter par référant identitaire, voire par économie pédagogique, au lieu de se perdre dans les labyrinthes coûteux de recherches désespérées d'un modèle salvateur introuvable. La méthode pédagogique Chafik, à l'inverse de ses opinions sociologiques sur le tifinagh, aurait été sans doute et reste l'un des meilleurs vecteurs pour mieux appréhender les cours d'initiation amazighs dans les écoles élémentaires et collèges, à l'aide de nos propres caractères maghrébins, dits arabes.
Pour peu qu'on ne perde pas de vue, au niveau supérieur bien entendu, une remise progressive, sur la trame, des caractères tifinaghs et latins qui demeurent, en l'occurrence des outils complémentaires irremplaçables pour la recherche scientifique.
Tout comme on ne peut occulter, également, l'indispensable apprentissage de langues étrangères à portée internationale dont la dimension adjuvante, tout au moins au sommet de la pyramide scolaire, n'est plus à démontrer.
* AHMED MOATASSIME - est docteur en Sciences de l'éducation, docteur en sciences politiques, docteur en sciences humaines et sociales et consultant international en matière d'éducation, chercheur honoraire au CNRS et directeur de recherches doctorales en Sorbonne à Paris
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