Principe de subsidiarité : élucidations.
On dit qu’il s’agit d’un mot savant, mais il recouvre une idée simple et essentielle et nous sommes souvent partisans de la subsidiarité sans le savoir. C’est le mode naturel d’organisation des sociétés.
On dit qu’il s’agit d’un mot du vocabulaire religieux, longtemps réservé au catholicisme social et à la doctrine sociale de l’Église, précisée par un pape, Pie XI, approfondie par ses successeurs, alors qu’il s’agit, avant tout, d’un terme qui s’applique à la société politique et à la société civile, qui figure même dans des traités internationaux, ou dans des constitutions fédérales, qui est utilisé par des juristes et des économistes et donc largement déconnecté de son contexte religieux, largement laïcisé. L’Église catholique a inventé le mot, pas nécessairement la chose et elle n’en a pas le monopole.
On dit que c’est un mot récent, puisqu’il est inventé par le pape Pie XI en 1931, voire auparavant par Mgr Ketteler à la fin du 19e siècle, un peu avant Rerum novarum. Or, l’idée est ancienne, elle vient de la philosophie réaliste européenne et sa généalogie passe par Aristote, Saint Thomas, Locke ou Tocqueville et donc il s’agit d’un concept ancien de la philosophie politique ou économique.
On dit que c’est un mot limité, limité à l’organisation administrative d’une société. (Certains ne l’appliquent même qu’au droit administratif), limité à la répartition du pouvoir entre l’État et les autres collectivités publiques, alors qu’il touche toute l’organisation de la société et d’abord la répartition des sphères d’influence entre la société politique et la société civile.
Enfin, on dit que c’est un mot souvent avancé par des non-libéraux, par exemple par des corporatistes à la fin du 19e, au début du 20e siècle, voire des étatistes pour défendre ou augmenter la place de l’État, alors qu’il s’agit d’un concept fondamental de la philosophie libérale, destiné à marquer les droits de l’individu, l’aptitude de chacun à gouverner sa propre vie, la souveraineté de la personne, et donc à réduire la prétention de l’État à occuper le plus d’espace possible.
Est-ce que l’étymologie peut alors nous éclairer ? Le mot « subsidiarité » vient du latin subsidium qui signifie « secours » et qui est entendu en son sens militaire. C’est une ligne de réserve ou une troupe de réserve dans l’ordre de bataille, d’où l’idée de soutien, de renfort, de secours, d’aide, d’appui, voire même à l’extrême d’assistance, avec toutes les ambiguïtés du mot. C’est là qu’il faut être clair. Ce sont des troupes dont on ne se sert pas normalement. Ce ne sont pas ces troupes qui livrent en temps normal la bataille. Elles constituent un appoint en cas de besoin, en cas de défaillance exceptionnelle et pour la durée de la défaillance, donc une intervention provisoire. Ces troupes viennent à l’appui du principal, donc elles ne sont pas le principal, comme peut l’être une raison subsidiaire dans une argumentation ou une question subsidiaire dans un concours. Donc secourir n’est pas remplacer, et ce n’est pas secourir que de proposer une aide superflue et, habituellement, en temps normal, on n’a pas besoin de secours et cela concerne toutes les communautés et les organisations et pas seulement l’État qui n’est pas le seul à pouvoir apporter son concours.
L’histoire nous aide-t-elle alors à lever les ambiguïtés ? Et bien, en apparence, le mot a une généalogie courte, en réalité, son histoire est beaucoup plus longue.
En apparence, le mot a une généalogie courte : celle du catholicisme social. On se situe dans la deuxième moitié du 19e siècle et ces idées sont favorisées par un retour en force du thomisme dans les idées religieuses de l’époque. Il semble que ce soit Mgr Ketteler, évêque allemand qui ait fait apparaître dans les premiers l’idée, par exemple, à partir de la formule suivante : « tant que la famille, la commune, peuvent se suffire pour atteindre leur but naturel, on doit leur laisser la libre autonomie. Le peuple règle lui-même ses propres affaires ».
Mais Mgr Ketteler n’était pas le seul, et l’idée était dans l’air du temps religieux de la deuxième moitié du 19e siècle. On peut en voir une bonne illustration à partir d’un exemple concret qui est celui de l’éducation, tel qu’il est présenté par un des évêques important de l’époque, Mgr Freppel, lors d’un débat à la chambre des députés en 1887.
Il dit ceci, et en tire des conséquences générales : « l’enseignement primaire est avant tout un service familial et ce n’est que subsidiairement et à défaut de la famille qu’il peut devenir un service communal, certains disent un service d’État, et il serait facile de contester qu’il puisse jamais être un service d’État, car la fonction éducatrice n’entre nullement dans l’idée de l’État qui est pouvoir de gouvernement et non pas un pouvoir d'enseignement. Dire que c'est un service d’État, c’est franchir un abîme que l’absolutisme seul peut franchir ». Il s’agit donc, poursuit Mgr Freppel, avant tout d’un service familial, car de droit naturel, les enfants appartiennent à leurs parents et ils doivent s’en occuper au même titre que de les nourrir.
Mais, il y a là, dit Mgr Freppel, une vraie doctrine sociale : ne pas inverser l’ordre des facteurs. Ce n’est pas l’État qui fonde et entretient les écoles, le principe essentiel est le suivant -je cite- : « … l’État ne doit faire que ce que les particuliers et les associations secondaires ne peuvent pas faire. Si vous sortez de ce principe, ajoute l’Évêque, vous êtes en plein dans le socialisme d’État. Alors, le gouvernement s’obstine à faire quantité de choses qu’il devrait abandonner à l’initiative privée ».
Au-delà ce cette origine, l’idée est reprise par Léon XIII, dans Rerum novarum, en 1891. Le principe, bien que non explicitement nommé constitue toute l’ossature de son texte, pour respecter la dignité humaine, et non pour égaliser les résultats, et la dignité implique la liberté et nécessite donc de limiter au maximum les interventions étatiques.
Mais c’est bien entendu Pie XI qui va approfondir la définition en 1931 dans Quadragesimo anno ; je cite : « … il ne reste pas moins indiscutable qu’on se saurait ni changer, ni ébranler, ce principe si grave de philosophie sociale ; de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi, ce serait de commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social que de retirer aux groupements d’ordre inférieur pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes ».
Donc, ce n’est pas seulement un problème d’efficacité, mais un principe fondamental, intangible, lié à la justice et à l’ordre social, c’est l’une des conditions de la dignité des personnes. Je cite encore : « … l’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, non pas de les détruire, ni de les absorber ». Cela vaut pour toute autorité et pas seulement pour l’État.
Tous les papes ont repris la même idée tout au long du 20e siècle et je ne citerai que Jean-Paul II qui y fait allusion dans Centesimus annus, dans le paragraphe 48 consacré au rôle de l’État et à la critique de l’État providence : « … dans ce cadre - dit Jean-Paul II - il convient de respecter le principe de subsidiarité, une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité ». Il en donne une illustration immédiate et critique par sa critique radicale de l’état de l’assistance et de sa bureaucratie ruineuse. La subsidiarité, c’est le contraire de l’Etat-providence.
Mais cette généalogie courte, en apparence, cache en réalité une histoire beaucoup plus longue. Chantal Millon Delsol a bien montré qu’elle s’inscrit dans toute l’histoire de la philosophie européenne. Elle en fait remonter l’idée à Aristote, plus près de nous à Saint Thomas, donc au courant de la philosophie réaliste. On se situe dans le cadre du réel et non pas du constructivisme. On n’est pas dans le cadre de l’utopie, ni de la perfection, mais dans celui de la prudence. Ce n’est pas un idéal abstrait, il s’agit simplement de gouverner des hommes dignes, mais imparfaits. On est donc dans le domaine essentiel de l’équilibre entre ordre et liberté.
Déjà chez Aristote l’idée d’un rôle de suppléance du pouvoir où chacun mène son destin comme il l’entend, la politique étant alors l’art de gouverner des hommes libres. Le moyen-âge accentuera cette idée de personne, de sa dignité, et du rôle des groupes autonomes. Plus tard, c’est Locke qui montrera que la forme de pouvoir importe moins que la limitation de son rôle. La société est souveraine, pas seulement pour choisir ses dirigeants, mais pour œuvrer à ses propres finalités. On passe alors à la liberté d’autonomie, la cité s’efface et le rôle de l’État n’est pas de se substituer à la société et aux individus, mais de garantir leur autonomie.
On le voit, la généalogie de ce concept est non seulement ancienne, mais également libérale, car c’est aussi Tocqueville : chacun peut gérer son propre destin, et les groupes sociaux savent gérer leurs affaires, d’où la vitalité de la société civile. La subsidiarité, cela consiste alors à laisser faire la personne et les communautés, considérant que chacun est apte à gouverner sa propre vie en raison de la souveraineté de la personne. On est alors passé à la lecture libérale de la subsidiarité, encore faut-il en écarter de fausses lectures.
Source :
http://www.libres.org