Petite histoire gourmande

agerzam

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Par le plus humain des paradoxes, jamais nos pensées ne sont à ce point obnubilées par la nourriture que durant le mois de jeûne. Rarement table est aussi savamment garnie que celle du jeûneur à l’heure du Ftour. Aucune joie n’égale cette plénitude spirituelle du Ramadan que l’extase gustative.
L’occasion pour nous de mener une petite réflexion sur la richesse de notre gastronomie qui constitue un patrimoine aussi précieux pour l’étude de notre culture que l’architecture, les costumes et autres héritages de notre passé.
Les grandes périodes qui ont façonné notre histoire culinaire peuvent ainsi remonter à la préhistoire, depuis que l’Homme a ajusté trois pierres pour en faire son Kanoun, âtre rassembleur, revêtant également une signification sociologique puisqu’il désigne le foyer.
Mais n’allons pas si loin dans le temps, si ce n’est pour insister sur nos origines berbères, africaines et méditerranéennes, marquées depuis une lointaine Antiquité par le développement de l’agriculture (apparue initialement dans le Croissant Fertile, soit l’Irak actuel) et qui a transformé les usages alimentaires.
Au menu principalement, les céréales, nourriture primordiale et noble, au centre de nombreux rites agraires dont certains survivent jusqu’à nos jours, telles que les fêtes de ‘Achoura ou de Yennayer, célébrant les différents cycles de la nature, symboles de la mort et de la résurrection de la végétation dont dépend la vie de l’homme.
De ce don de Dieu que constituent les céréales découlent des plats infinis, d’abord les bouillies, faites de grossières graines de céréales concassées, avant de s’affiner et de s’enrichir par d’autres ingrédients et de nombreux apports culinaires à travers le temps.
Parmi ces innombrables variétés dont les modes de préparation, les ingrédients et les noms diffèrent selon les régions: la soupe de semoule d’orge dite Tchicha ou Belboula; l’épaisse bouillie d’orge ou de froment appelée Tagoula ou ‘Asida; la bouillie de blé concassé dite Herbel; la soupe d’Illane, du nom berbère de cette céréale, identifiée au millet; la soupe de semoule fine dite Smida ou Hsouwa…
Formant pendant dix millénaires une nourriture essentielle, les céréales ont également donné un produit béni. C’est le pain qui a pris initialement, dans de nombreuses civilisations, la forme de pâte liquide, au point que le fameux Code de loi du roi babylonien Hammourabi évoque le pain buvable. A la manière des crêpes, la pâte liquide est cuite sur des pierres, sous les cendres ou sur des plats en argile, avant d’être présentée sous forme de galettes minces non fermentées.
L’histoire rapporte que l’Egypte pharaonique, première civilisation à développer des techniques de fabrication du pain, avec des corporations de boulangers et de pâtissiers, utilisait depuis la haute antiquité les principes de la fermentation. Au contact des Egyptiens, les Grecs ont découvert le pain au levain au VIe siècle avant J.-C. Mais il était toutefois réservé à quelques rares privilégiés, tandis que le reste de la population se contentait des bouillies et des galettes non levées.
C’est avec l’apparition des meules rotatives vers l’an 350 av. J.-C. et avec l’apport des Phéniciens, habiles fabricants de fours, que l’usage du pain commença à se répandre dans le monde grec. Leurs héritiers romains, représentés par leurs notables, n’ont cependant fabriqué le pain levé qu’aux alentours de l’an 168 av. J.-C., avant de s’initier au pétrissage, ainsi que le décrit Caton.
Nous sommes incapables de dire à quel moment de son histoire le Maroc a découvert l’usage du pain au levain et la technique du pétrissage. Faut-il y voir une influence égyptienne empruntée par les Berbères voisins ou plutôt phénicienne, depuis que ces grands navigateurs venus des mers ont créé des comptoirs et ont apporté des techniques orientales, tel que le four en argile, dit Tanour en Orient, et dont la ressemblance avec le nom du pain berbère, Tanourt, ne saurait être une simple coïncidence.
Ce qui est évident en revanche, c’est ce foisonnement de variétés de pains et de galettes qui n’ont d’égales que la multitude de régions, de tribus et de traditions.
 
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· Périodes de réjouissances

Citons à titre non exhaustif: le Tanourte justement, en vogue dans le Sud qui se préparait sans levure dans sa forme rustique; Aghrom tafernout, cuit dans le four; le Botbout fermenté cuit dans un plat en terre; le Akhebbaz de Taghazout ou de Tinjdad cuit dans un four sur des petits cailloux…
Chez les Aït Hdiddou à Imilchil, signalons le Ahattouch, agrémenté de plantes aromatiques et le très étonnant Bahmmou dont la préparation résulte de l’enveloppement d’une pierre ronde. Comment ignorer l’Abadir, ce grand pain de fête, signe de partage, mesurant près d’un mètre de diamètre, pétri par les hommes, préparé en plein air sur une pierre chauffée.
Il est surprenant d’apprendre que le nom Abadir est un terme de mythologie, équivalent au bétyle ou pierre sacrée, objet de culte. Selon la mythologie romaine, Abadir est la pierre emmaillotée, dévorée, à la place de Jupiter, par Saturne qui avait peur d’être détrôné par son fils. Divinité phénicienne d’abord, plus connu sous le nom de Baâl Hammon, Saturne (dit l’Africain) occupait un rang central dans le panthéon berbéro-carthaginois. Il était associé aux rites de fécondité, avant d’être adopté par les Romains qui voient en lui, selon le «Dictionnaire des Symboles», le héros civilisateur enseignant la culture de la terre aux hommes qui lui dédient, en signe d’honneur, des périodes de réjouissances, appelées Saturnales.
Revenons à notre pain, indissociable dans ses modes de préparation à d’autres mets analogues tels que les crêpes. Citons à ce titre, les Beghrir, attestés au moins depuis le XIIe siècle, proche des fameux blinis russes et dont l’origine serait rurale selon la grande spécialiste, Fatéma Hal.
Dans la lignée, enrichies de beurre, doux ou rance, nous ne pouvons ignorer toutes les variétés de Mlawi, Msemmen et autres Rezzat el-Qadi, dont on ne saurait déterminer avec exactitude la date d’apparition mais dont les noms sont indéniablement arabes.
Selon le professeur Halima Ferhat, les Rezzat el-Qadi pourraient avoir des liens avec la Chachiyat ibn el-Wadi, signalée à Bougie par Ibn Razin, auteur d’un traité gastronomique au XIIIe siècle.
Vu toutes leurs vertus, les céréales ont donné des mets de choix tels que le fameux Sellou, d’origine berbère, dit à l’origine Asellou, mélange savoureux de céréales grillées et de miel. Décrit par le géographe El-Idrissi comme un vieux mets africain, il aurait été particulièrement en l’honneur chez les tribus berbères Sanhaja et Lemtouna. Son équivalent est la Zemmita, confectionnée à base d’orge grillé, de graines diverses et de plantes aromatiques.
Enfin, comment clore ce chapitre consacré aux céréales sans évoquer ce plat, si profondément ancré dans notre culture, au point de porter dans beaucoup de régions, le simple nom de Taâm, soit la nourriture dans son ensemble. Dit en amazigh Seksou, prononcé dans les parlers sahariens Kesksou selon le linguiste algérien Salem Chaker, son sens signifie probablement «bien roulé» en référence à la semoule de blé dur du même nom qui en constitue l’ingrédient de base.
Concernant son origine exacte, on se perd en conjectures, entre les tenants de la thèse soudanaise ou même chinoise. Mais le couscous, vu son étendue et son ancrage dans cette terre nord-africaine, est certainement berbère comme l’affirme Ibn Khaldoun.
Petit à petit, ce plat aux mille recettes connut une large diffusion en Afrique subsaharienne et dans le pourtour méditerranéen où il ne tarda pas à connaître quelques innovations. En Andalousie, il avança d’abord dans le sillage des Sahariens almoravides et ne manqua pas de marquer jusqu’à la Provence où Rabelais évoque au XVIe siècle, le «Coscoton à la Moresque».
Une de ses différentes variantes est Abadaz (nom arabisé en Baddaz) confectionné avec de la semoule de maïs.
De préparation très proche, signalons les pâtes, certainement très anciennes au Maghreb, mentionnés en tous les cas dans les deux célèbres traités culinaires datant du XIIIe siècle. Parmi les variétés: Berkoukech, Fdawech, Dwida et autres Mhamssa dont les femmes étaient les spécialistes.
J’entends d’ici quelque humus erectus carnivores qui ne sauraient envisager une alimentation sans viande. L’occasion d’associer à nos inévitables céréales, présentées sous forme de pain ou de crêpes émiettés, toutes sortes de viandes, aboutissant à un plat sophistiqué, digne des jours de festins et des tables des rois.
C’est le Thrid (appelé aussi, dans une de ses variantes, Rfissa) décrit dans les livres médiévaux spécialisés qui en fournissent plus de vingt-six recettes dont la plus fameuse est la Lemtouniya, du nom de ces Berbères Sahariens fondateurs de l’Empire almoravide.
 
Re : Petite histoire gourmande

Dans la catégorie viande, c’est celle du mouton qui reste la plus prisée, préparée notamment hachée comme cela était en vogue en Andalousie. D’Orient, le Maroc emprunta, probablement depuis les premiers temps de la Conquête, les modes de cuisson dits Mqalli et Mhammar, tandis que les pasteurs Zénètes, dans leur avancée vers l’ouest dans le sillage des bédouins Béni Hilal ont laissé les Méchoui, tout en portant eux-mêmes le nom de Chaoui (éleveurs de Chat, moutons), donnant par la même occasion leur nom à la Chaouia des Aurès en Algérie et à la plaine Chaouia sur la côte Atlantique marocaine.
Dans son célèbre traité datant du XIIIe siècle, intitulé, «Foudalat al-Khiwan fi tayyibat at-taâm wal-alwan (Les délices de la table et les meilleurs genres de mets), Ibn Razin Tujibi, originaire de Murcie fournit parmi ses 450 recettes, quelque 60 pages consacrées aux viandes dont la fameuse Mrouziya salée-sucrée. Sans oublier les techniques anciennes de conservation qui existaient avant l’Islam sous le nom de Qaddid à laquelle s’ajoutent les fameux Khliî.
Que dire de cette abondance de plats de poissons, à l’image de l’étendue de nos côtes. Un des plus recherchés était l’alose, roi des poissons dont regorgeaient les estuaires du Tensift et de l’Oum Rebiî.
Les légumineuses ne sont pas en reste quant à leur variété donnant entre autres plats le fameux Bayssar (Bissara), originaire des montagnes du pays Jbala et du Rif, mentionné dans les ouvrages gastronomiques consacrées à l’Andalousie.
Les légumes se caractérisent également par leur grande variété, entre les produits du terroir (oignons, asperges, carottes…); d’autres originaires d’Afrique subsaharienne, tels que les gombo ou Mloukhiya et tous ces légumes venus d’Orient via l’Andalousie comme les coings, les épinards, le fenouil, les aubergines… Ces derniers ont laissé entre autres recettes la Braniya, du nom de la princesse Bouran fille de Hassan ibn Sahl, selon le professeur Ferhat.
Enfin, pour finir comme il se doit, quelques friandises sucrées s’imposent, d’autant que les Arabes, influencés par les Perses s’en feront les maîtres exerçant une influence notable sur la confiserie européenne. Entre autres gourmandises, citons les marmelades, les cornes de gazelles, les feuilletés aux amandes, la pâte de miel et d’amande qui donna le nougat, la Chebbakiya, signalée en Andalousie sous le nom de Zalabiya…
Car faut-il le rappeler cette période andalouse fut décisive quant à l’introduction de nouvelles pratiques et techniques (distillation, conservation dans le miel, feuilletage…), ainsi que de nouvelles saveurs notamment l’aigre-doux, l’élargissement de la palette des épices et l’introduction de fruits et de légumes jusqu’alors inconnus.
Dans son étude intitulée «Le patrimoine gastronomique andalou et ses survivances au Maroc», Halima Ferhat insiste sur la ressemblance frappante entre les cuisines marocaine et andalouse. Un art de vivre perpétué dans son faste et dans son raffinement dans les capitales impériales notamment.
Plus tard, d’autres apports vinrent agrémenter la gastronomie marocaine, principalement la découverte de l’Amérique et l’arrivée de produits jusqu’alors inconnus (tomates, poivrons, haricots, piments, pommes de terre, maïs…) ouvrant d’autres perspectives culinaires.
En somme, il en faut bien plus qu’une modeste chronique pour boucler ce tour d’horizon, témoin de la richesse multiculturelle de notre civilisation. A travers cette tentative d’approche ethnologique de la cuisine, c’est tout un questionnement qui s’impose quant au rang de la gastronomie dans la connaissance de notre histoire culturelle intime. Une démarche qui exige la participation de la philologie et de l’histoire, ainsi que la prise de conscience que le boire et le manger sont loin de constituer des thèmes mineurs.

Mouna Hachim
 
Re : Petite histoire gourmande

<center>Diététique musulmane</center>

Liée au développement de la médecine, entrant dans le cadre de la prévention thérapeutique, la diététique, dont certaines notions sont intégrées dans l’art culinaire, occupa un rang non négligeable dans les traités médicaux.
Parmi les références incontournables: «Kitab al-Jamiî li Moufradat al-Adwiya wal Aghdhia» (Recueil des remèdes et aliments simples) du grand botaniste et pharmacologue Ibn al-Baytar ou encore, «Kitab al-taghdiya» du médecin Ibn Zohr au XIIe siècle.
Plus proche de nous, c’est la «Ourjouzah» du médecin marocain Abd-el-Qader Ibn Chaqeroun qui reste la plus marquante, influencé des apports de ses prédécesseurs andalous.
La diététique médicale arabo-musulmane perpétue la théorie humorale, inventée par Hippocrate et développée par Galien. Selon cette théorie, le corps humain serait un microcosme au sein du macrocosme, ce qui ferait correspondre aux quatre éléments composant l’univers (terre, eau, air, feu) les quatre substances liquides contenues dans le corps humain, appelées humeurs fondamentales (le sang, le flegme, la bile et l’atrabile). La diététique veille ainsi à assurer un jeu d’équilibre entre ces principes, associant les recommandations du Prophète en matière de modération.
Par ailleurs, les différents aliments sont étudiés avec leurs caractéristiques diverses, leurs propriétés et leurs contre-indications. Différents régimes sont par la suite instaurés, prenant en considération l’activité des personnes concernées, physique ou intellectuelle.
Dans son article «Diététique et cuisine dans l’Espagne musulmane du XIIIe siècle», Bernard Rosenberger précise qu’«Il est significatif que, dans un traité sur le bon gouvernement dédié à la fin du XIe siècle à l’amir almoravide Abû Bakr, un des trente chapitres soit consacré au régime alimentaire du prince».
 
Re : Petite histoire gourmande

Bravo pour la quantité d'infos de cet article et on aura remarqué en passant que le dernier article s'intitule "diététique musulmane", c'est tout à l'honneur de l'auteur qui évite le travers habituel des journalistes marocains qui classent "tout ce qui bouge" comme "arabe".
 
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