Mohammed VI : la longue marche vers la modernité
Mireille Duteil
http://www.lepoint.fr/content/monde/article?id=185610
31 mai 2007
Le Point
Mohammed VI a réussi le pari du décollage économique du Maroc. Mais les laissés-pour-compte de la modernisation restent nombreux et les islamistes veillent.
« La nouvelle priorité du royaume doit être l'éducation. Il faut apprendre aux générations futures les droits et les devoirs du citoyen et intégrer des cours à l'apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie dans l'enseignement primaire. » Si les murs du palais de Fès avaient de la mémoire, ils trembleraient sur leur base. C'est à l'intérieur des murailles grises chargées d'histoire de ce qui est un des plus beaux monuments du royaume que, la semaine passée, Mohammed VI avait convié quelques proches conseillers pour une réunion de travail. Des responsables du Conseil national de l'éducation avaient été invités à se joindre à eux. Le roi leur annonçait ce qu'il considérait comme le nouveau grand chantier des prochaines années : faire des Marocains des citoyens éduqués.
Une quasi-révolution au Maroc. Sous Hassan II, comme le voulait la tradition, les Marocains étaient des sujets d'un régime demeuré largement féodal. Pas des citoyens. Et le Maroc rural, près de la moitié des 31 millions d'habitants, est resté en grande partie en dehors des circuits d'éducation. Dans les douars, les femmes sont encore largement analphabètes. Une situation qui handicape lourdement la modernisation du royaume. « Le pays change, mais on ne s'en aperçoit qu'à la télévision. Nous, ici, on ne voit personne », remarquait sans acrimonie, il y a quelques semaines, dans son village du Moyen Atlas, près d'Azilal, une jeune femme berbère. Une région sauvage et belle mais combien abandonnée par la capitale.
Aux côtés du roi pour cette réunion de travail, deux de ses fidèles. Fouad Ali el-Himma, 45 ans, le crâne dégarni, est officiellement le numéro deux du ministère de l'Intérieur. Cet homme efficace qui déteste la publicité est chargé de tous les dossiers délicats, en particulier ceux liés à l'islamisme et au terrorisme. Proche de Mohammed VI, il était l'un de ses condisciples au Collège royal, cette pépinière qui a fourni les rangs de la majorité des conseillers du souverain. Les mauvaises langues l'appellent le «vice-roi ».
Tout autre est Meziane Belfikh, la soixantaine, qui occupait déjà un poste au cabinet royal sous Hassan II. Cet ingénieur des Ponts et Chaussées a été chargé, ces dernières années, de lancer les grands projets qui sont en train de bouleverser le visage du pays. Il est, entre autres, le père de Tanger-Med, ce nouveau port de transbordement qui va faire concurrence à Algésiras, sur la rive espagnole du détroit de Gibraltar (voir l'article sur Tanger). Belfikh n'est pas étranger, quoiqu'il s'en défende, à la nomination d'une vague de quadras X-Ponts ou centraliens que le roi a installés comme walis (préfets) aux commandes des régions ou à la tête des grandes entreprises, ces dernières années. On les appelle volontiers les « ingénieurs du roi », et ils ont aidé à sortir l'administration de sa léthargie naturelle.
C'est précisément à Meziane Belfikh, l'ingénieur, que Mohammed VI a confié, l'an passé, le pilotage de la réforme d'un enseignement sinistré. Le temps presse.
Le roi rêve de moderniser son pays, de le faire entrer dans le train de la mondialisation. Le pari est difficile. Non seulement la modernisation laisse beaucoup de monde sur le bord du chemin, mais cette terre d'ombre et de lumière, ce royaume où l'immense richesse côtoie l'extrême pauvreté n'aime pas être bousculé. On y gouverne par consensus. Conservateur et traditionaliste, très religieux aussi, le Maroc aspire à la modernité, mais à son rythme. Quand la bourgeoisie caracole à l'heure de Washington, Paris et Londres, envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis ou au Canada, les moins bien lotis se tournent vers la mosquée. Il faut les récupérer, tenter de ressouder ce Maroc à deux vitesses, celui d'Anfa et des jolies villas Art déco de la corniche casablancaise, et celui des derb et des bidonvilles, dont le pays ne parvient pas à venir à bout. Celui d'une classe moyenne qui pour une partie se paupérise, dont les enfants diplômés d'une université au rabais sont condamnés au chômage. Ils sont les troupes de choc des mouvements islamistes.
La coupure de la société est flagrante en ce printemps de 2007. Dans le Maroc moderne, le moral est au zénith. Même les esprits les plus chagrins sont optimistes : économiquement, le pays décolle. Le taux de croissance a atteint 8 % l'an passé, les investisseurs européens et arabes se précipitent (2,5 milliards d'euros en moyenne par an), les nouveaux projets ont permis de créer 380 000 emplois (souvent au smic, il est vrai), les touristes accourent sans se lasser, les Français s'installent pour leur retraite. Ils ne sont plus les seuls : les Espagnols les talonnent et les Britanniques semblent vouloir leur emboîter le pas.
« Le Maroc de 2007, c'est l'Espagne d'il y a trente ans », plaide Fathallah Oualalou, rigoureux ministre des Finances depuis dix ans. Comme l'Espagne des années 70, Rabat parie sur le tourisme pour enraciner son développement. Un tourisme qui doit aussi permettre aux Marocains, ce peuple majoritairement tolérant, de se frotter à d'autres mondes et d'autres cultures au moment où la rive nord de la Méditerranée se barricade de plus en plus. L'enjeu est stratégique : le pays n'a ni richesses naturelles ni matières premières, à l'exception du phosphate, de son soleil et de la beauté de ses paysages. Et un habitant sur cinq vit encore au-dessous du seuil de pauvreté.
La marche forcée marocaine vers la modernité est évidente. Le dynamisme du pays est palpable. Du nord au sud, de l'est à l'ouest, les villes, petites et grandes, sont en chantier. Les grands projets avancent et, plus rares, tiennent les délais. Le port de Tanger-Med va ouvrir, comme prévu, en juillet. Rabat, hier capitale aux allures provinciales, a perdu sa tranquillité mais pas encore son charme. Une nouvelle ville aux immeubles chics et chers est en construction sur son flanc nord, sur les rives du Bou Regreg. Marrakech, la cité rouge, aimée des touristes mais qui a grandi trop vite, n'a plus pour seul souci que d'arrêter sa croissance pour ne pas perdre sa magie.
« C'est le résultat de dix ans de réformes », plaide le dynamique grand argentier du pays. A deux pas du palais royal de Rabat, le quartier des ministères, aux jolis bâtiments ornés de zelliges et de fontaines de céramique verte construits dans les années 20, est le symbole de la transformation du pays. Il se vide peu à peu de ses occupants traditionnels. Le Maroc moderne transfère ses ministres à Hay Riyad, dans un nouveau quartier parcouru de larges avenues plantées de bougainvillées violettes où les immeubles de verre et d'acier poussent comme des champignons.
« A mes yeux, le principal danger vient de la surchauffe économique et du risque d'inflation », affirme la souriante Nadia Salah. Editorialiste et rédactrice en chef du sérieux Economiste, un quotidien épluché par le gotha casablancais des affaires, elle arbore d'amusantes mèches courtes rousses et roses. « Les prix des matériaux de construction flambent, le fer à béton a augmenté de 30 % en six mois, le ciment est devenu quasi introuvable. Ces trois derniers mois, le bâtiment en a consommé 20 % de plus que l'an passé, les nouvelles cimenteries ne suffisent plus », poursuit-elle. Son journal a, lui aussi, suivi le mouvement et fait peau neuve, abandonnant des locaux modestes dans un ancien quartier de la ville blanche pour un immeuble de verre et d'acier du nouveau Casablanca. Deux hautes tours, les Twin Towers, répliques plus modestes des gratte-ciel new-yorkais détruits le 11 septembre 2001, dominent ce quartier des banques totalement rénové. La circulation y est bruyante, les gros 4 x 4 noirs aux vitres opaques n'ont jamais été aussi nombreux et les boutiques respirent l'opulence, alignant côte à côte de prestigieuses marques françaises, espagnoles, italiennes. Ces dernières ont la cote au sein de la bourgeoisie casablancaise, qui ne se donne pas la peine d'avoir la richesse modeste. A quelques centaines de mètres de là, le Maarif a conservé intacts son marché, ses commerces traditionnels, ses femmes voilées, ses mendiants infirmes et ses petits cireurs des rues qui survivent avec quelques dirhams par jour.
« Dans le centre-ville, le prix du mètre carré d'un immeuble déjà ancien est passé de 6 000 à 15 000 dirhams [560 à 1 400 euros] en deux ans », affirme un homme d'affaires. Ce n'est rien comparé aux prix qui flambent à Marrakech, mais c'est beaucoup pour des fonctionnaires qui gagnent l'équivalent de 1 000 euros par mois (le smic est à 190 euros). La classe moyenne a de plus en plus de difficultés à se loger, à moins de se rabattre sur les quartiers populaires et les logements sociaux. Une situation explosive et malsaine.
La bulle immobilière
Les investissements étrangers ainsi que le blanchiment d'argent (travail au noir des entreprises et argent de la drogue, commerce toujours prospère dans le Rif, même s'il décroît) expliquent cette bulle immobilière. « Le Parlement va voter avant la fin de l'année une loi qui permet à l'Etat ou aux communes de préempter des terrains », affirme Mohamed Sajid, industriel du textile devenu maire de la capitale économique.
« Nous avons lancé la machine économique et nous devons passer maintenant à la seconde série des réformes : l'éducation, la démocratie, les femmes... » affirme le ministre des Finances. Mohammed VI, qui connaît son pays et arrive parfois à l'improviste dans un hôpital, une école ou un douar, a compris qu'il n'y aurait pas de développement en laissant une majorité de Marocains sur le bord de la route. « C'est ce que nous appelons l'énigme de la croissance marocaine », observe un expert international pour expliquer que l'embellie ne profite pas à tous. Même si le changement du pays est évident. En six ans, le nombre des voitures a doublé, celui des téléphones portables a explosé, même dans les douars, et le taux d'électrification des campagnes est passé de 18 à 90 %. Dans ce pays qui est aussi celui du non-dit, chacun est conscient que les bons résultats économiques ne suffisent pas. Et si le souvenir des deux kamikazes qui se sont fait exploser un matin d'avril, avenue Moulaye-Youssef à Casablanca, sont dans tous les esprits, nul ne les évoque volontiers. Un geste inexplicable, dit-on, une maladie honteuse. En tout cas, pas marocaine.
Le nouveau pari du roi - éviter que les laissés-pour-compte du développement se tournent vers l'islamisme en les éduquant pour les faire entrer dans le Maroc moderne - risque d'être plus difficile à gagner que celui de l'économie. A quelques centaines de mètres à vol d'oiseau des immeubles de verre à l'américaine du centre des affaires, c'est un autre Maroc qui surgit ce vendredi midi à l'heure de la grande prière. La foule des croyants déborde de la mosquée qui s'adosse aux remparts de la médina. Les hommes ont installé leurs tapis de prière sur les trottoirs alentour et occupent la placette. La majorité semblent venus en voisins, mais on remarque des « barbus », dont certains arborent des costumes afghans. En face de la mosquée, des investisseurs des pays arabes financent la construction d'une marina moderne et coûteuse, sur une partie de l'ancien port de Casa. Entre les deux mondes, la course de vitesse est engagée. Mohammed VI est décidé à la gagner.
Mireille Duteil
http://www.lepoint.fr/content/monde/article?id=185610
31 mai 2007
Le Point
Mohammed VI a réussi le pari du décollage économique du Maroc. Mais les laissés-pour-compte de la modernisation restent nombreux et les islamistes veillent.
« La nouvelle priorité du royaume doit être l'éducation. Il faut apprendre aux générations futures les droits et les devoirs du citoyen et intégrer des cours à l'apprentissage de la citoyenneté et de la démocratie dans l'enseignement primaire. » Si les murs du palais de Fès avaient de la mémoire, ils trembleraient sur leur base. C'est à l'intérieur des murailles grises chargées d'histoire de ce qui est un des plus beaux monuments du royaume que, la semaine passée, Mohammed VI avait convié quelques proches conseillers pour une réunion de travail. Des responsables du Conseil national de l'éducation avaient été invités à se joindre à eux. Le roi leur annonçait ce qu'il considérait comme le nouveau grand chantier des prochaines années : faire des Marocains des citoyens éduqués.
Une quasi-révolution au Maroc. Sous Hassan II, comme le voulait la tradition, les Marocains étaient des sujets d'un régime demeuré largement féodal. Pas des citoyens. Et le Maroc rural, près de la moitié des 31 millions d'habitants, est resté en grande partie en dehors des circuits d'éducation. Dans les douars, les femmes sont encore largement analphabètes. Une situation qui handicape lourdement la modernisation du royaume. « Le pays change, mais on ne s'en aperçoit qu'à la télévision. Nous, ici, on ne voit personne », remarquait sans acrimonie, il y a quelques semaines, dans son village du Moyen Atlas, près d'Azilal, une jeune femme berbère. Une région sauvage et belle mais combien abandonnée par la capitale.
Aux côtés du roi pour cette réunion de travail, deux de ses fidèles. Fouad Ali el-Himma, 45 ans, le crâne dégarni, est officiellement le numéro deux du ministère de l'Intérieur. Cet homme efficace qui déteste la publicité est chargé de tous les dossiers délicats, en particulier ceux liés à l'islamisme et au terrorisme. Proche de Mohammed VI, il était l'un de ses condisciples au Collège royal, cette pépinière qui a fourni les rangs de la majorité des conseillers du souverain. Les mauvaises langues l'appellent le «vice-roi ».
Tout autre est Meziane Belfikh, la soixantaine, qui occupait déjà un poste au cabinet royal sous Hassan II. Cet ingénieur des Ponts et Chaussées a été chargé, ces dernières années, de lancer les grands projets qui sont en train de bouleverser le visage du pays. Il est, entre autres, le père de Tanger-Med, ce nouveau port de transbordement qui va faire concurrence à Algésiras, sur la rive espagnole du détroit de Gibraltar (voir l'article sur Tanger). Belfikh n'est pas étranger, quoiqu'il s'en défende, à la nomination d'une vague de quadras X-Ponts ou centraliens que le roi a installés comme walis (préfets) aux commandes des régions ou à la tête des grandes entreprises, ces dernières années. On les appelle volontiers les « ingénieurs du roi », et ils ont aidé à sortir l'administration de sa léthargie naturelle.
C'est précisément à Meziane Belfikh, l'ingénieur, que Mohammed VI a confié, l'an passé, le pilotage de la réforme d'un enseignement sinistré. Le temps presse.
Le roi rêve de moderniser son pays, de le faire entrer dans le train de la mondialisation. Le pari est difficile. Non seulement la modernisation laisse beaucoup de monde sur le bord du chemin, mais cette terre d'ombre et de lumière, ce royaume où l'immense richesse côtoie l'extrême pauvreté n'aime pas être bousculé. On y gouverne par consensus. Conservateur et traditionaliste, très religieux aussi, le Maroc aspire à la modernité, mais à son rythme. Quand la bourgeoisie caracole à l'heure de Washington, Paris et Londres, envoie ses enfants étudier aux Etats-Unis ou au Canada, les moins bien lotis se tournent vers la mosquée. Il faut les récupérer, tenter de ressouder ce Maroc à deux vitesses, celui d'Anfa et des jolies villas Art déco de la corniche casablancaise, et celui des derb et des bidonvilles, dont le pays ne parvient pas à venir à bout. Celui d'une classe moyenne qui pour une partie se paupérise, dont les enfants diplômés d'une université au rabais sont condamnés au chômage. Ils sont les troupes de choc des mouvements islamistes.
La coupure de la société est flagrante en ce printemps de 2007. Dans le Maroc moderne, le moral est au zénith. Même les esprits les plus chagrins sont optimistes : économiquement, le pays décolle. Le taux de croissance a atteint 8 % l'an passé, les investisseurs européens et arabes se précipitent (2,5 milliards d'euros en moyenne par an), les nouveaux projets ont permis de créer 380 000 emplois (souvent au smic, il est vrai), les touristes accourent sans se lasser, les Français s'installent pour leur retraite. Ils ne sont plus les seuls : les Espagnols les talonnent et les Britanniques semblent vouloir leur emboîter le pas.
« Le Maroc de 2007, c'est l'Espagne d'il y a trente ans », plaide Fathallah Oualalou, rigoureux ministre des Finances depuis dix ans. Comme l'Espagne des années 70, Rabat parie sur le tourisme pour enraciner son développement. Un tourisme qui doit aussi permettre aux Marocains, ce peuple majoritairement tolérant, de se frotter à d'autres mondes et d'autres cultures au moment où la rive nord de la Méditerranée se barricade de plus en plus. L'enjeu est stratégique : le pays n'a ni richesses naturelles ni matières premières, à l'exception du phosphate, de son soleil et de la beauté de ses paysages. Et un habitant sur cinq vit encore au-dessous du seuil de pauvreté.
La marche forcée marocaine vers la modernité est évidente. Le dynamisme du pays est palpable. Du nord au sud, de l'est à l'ouest, les villes, petites et grandes, sont en chantier. Les grands projets avancent et, plus rares, tiennent les délais. Le port de Tanger-Med va ouvrir, comme prévu, en juillet. Rabat, hier capitale aux allures provinciales, a perdu sa tranquillité mais pas encore son charme. Une nouvelle ville aux immeubles chics et chers est en construction sur son flanc nord, sur les rives du Bou Regreg. Marrakech, la cité rouge, aimée des touristes mais qui a grandi trop vite, n'a plus pour seul souci que d'arrêter sa croissance pour ne pas perdre sa magie.
« C'est le résultat de dix ans de réformes », plaide le dynamique grand argentier du pays. A deux pas du palais royal de Rabat, le quartier des ministères, aux jolis bâtiments ornés de zelliges et de fontaines de céramique verte construits dans les années 20, est le symbole de la transformation du pays. Il se vide peu à peu de ses occupants traditionnels. Le Maroc moderne transfère ses ministres à Hay Riyad, dans un nouveau quartier parcouru de larges avenues plantées de bougainvillées violettes où les immeubles de verre et d'acier poussent comme des champignons.
« A mes yeux, le principal danger vient de la surchauffe économique et du risque d'inflation », affirme la souriante Nadia Salah. Editorialiste et rédactrice en chef du sérieux Economiste, un quotidien épluché par le gotha casablancais des affaires, elle arbore d'amusantes mèches courtes rousses et roses. « Les prix des matériaux de construction flambent, le fer à béton a augmenté de 30 % en six mois, le ciment est devenu quasi introuvable. Ces trois derniers mois, le bâtiment en a consommé 20 % de plus que l'an passé, les nouvelles cimenteries ne suffisent plus », poursuit-elle. Son journal a, lui aussi, suivi le mouvement et fait peau neuve, abandonnant des locaux modestes dans un ancien quartier de la ville blanche pour un immeuble de verre et d'acier du nouveau Casablanca. Deux hautes tours, les Twin Towers, répliques plus modestes des gratte-ciel new-yorkais détruits le 11 septembre 2001, dominent ce quartier des banques totalement rénové. La circulation y est bruyante, les gros 4 x 4 noirs aux vitres opaques n'ont jamais été aussi nombreux et les boutiques respirent l'opulence, alignant côte à côte de prestigieuses marques françaises, espagnoles, italiennes. Ces dernières ont la cote au sein de la bourgeoisie casablancaise, qui ne se donne pas la peine d'avoir la richesse modeste. A quelques centaines de mètres de là, le Maarif a conservé intacts son marché, ses commerces traditionnels, ses femmes voilées, ses mendiants infirmes et ses petits cireurs des rues qui survivent avec quelques dirhams par jour.
« Dans le centre-ville, le prix du mètre carré d'un immeuble déjà ancien est passé de 6 000 à 15 000 dirhams [560 à 1 400 euros] en deux ans », affirme un homme d'affaires. Ce n'est rien comparé aux prix qui flambent à Marrakech, mais c'est beaucoup pour des fonctionnaires qui gagnent l'équivalent de 1 000 euros par mois (le smic est à 190 euros). La classe moyenne a de plus en plus de difficultés à se loger, à moins de se rabattre sur les quartiers populaires et les logements sociaux. Une situation explosive et malsaine.
La bulle immobilière
Les investissements étrangers ainsi que le blanchiment d'argent (travail au noir des entreprises et argent de la drogue, commerce toujours prospère dans le Rif, même s'il décroît) expliquent cette bulle immobilière. « Le Parlement va voter avant la fin de l'année une loi qui permet à l'Etat ou aux communes de préempter des terrains », affirme Mohamed Sajid, industriel du textile devenu maire de la capitale économique.
« Nous avons lancé la machine économique et nous devons passer maintenant à la seconde série des réformes : l'éducation, la démocratie, les femmes... » affirme le ministre des Finances. Mohammed VI, qui connaît son pays et arrive parfois à l'improviste dans un hôpital, une école ou un douar, a compris qu'il n'y aurait pas de développement en laissant une majorité de Marocains sur le bord de la route. « C'est ce que nous appelons l'énigme de la croissance marocaine », observe un expert international pour expliquer que l'embellie ne profite pas à tous. Même si le changement du pays est évident. En six ans, le nombre des voitures a doublé, celui des téléphones portables a explosé, même dans les douars, et le taux d'électrification des campagnes est passé de 18 à 90 %. Dans ce pays qui est aussi celui du non-dit, chacun est conscient que les bons résultats économiques ne suffisent pas. Et si le souvenir des deux kamikazes qui se sont fait exploser un matin d'avril, avenue Moulaye-Youssef à Casablanca, sont dans tous les esprits, nul ne les évoque volontiers. Un geste inexplicable, dit-on, une maladie honteuse. En tout cas, pas marocaine.
Le nouveau pari du roi - éviter que les laissés-pour-compte du développement se tournent vers l'islamisme en les éduquant pour les faire entrer dans le Maroc moderne - risque d'être plus difficile à gagner que celui de l'économie. A quelques centaines de mètres à vol d'oiseau des immeubles de verre à l'américaine du centre des affaires, c'est un autre Maroc qui surgit ce vendredi midi à l'heure de la grande prière. La foule des croyants déborde de la mosquée qui s'adosse aux remparts de la médina. Les hommes ont installé leurs tapis de prière sur les trottoirs alentour et occupent la placette. La majorité semblent venus en voisins, mais on remarque des « barbus », dont certains arborent des costumes afghans. En face de la mosquée, des investisseurs des pays arabes financent la construction d'une marina moderne et coûteuse, sur une partie de l'ancien port de Casa. Entre les deux mondes, la course de vitesse est engagée. Mohammed VI est décidé à la gagner.