Entretien avec M. Hamid Souifi "La constitutionnalisation de la langue amazighe est un droit et non pas une faveur..."
Le bilan de l’IRCAM brossé par le linguiste
Hamid Souifi travaille actuellement au Centre de l’aménagement linguistique de l’IRCAM. Il dresse le bilan de l’action de cette institution et évoque tous les défis qui attendent la langue amazighe dans l’environnement marocain.
Entretien:
Le Matin : Pour commencer, je vous demande un bref bilan des études faites sur la région du Rif, dans le domaine de la linguistique ? : Le Rif a toujours été le parent pauvre de toutes sortes de développements socio-économiques et socioculturels par rapport à d’autres régions du Maroc. Ce constat est avancé sur la base de faits et de données de terrain. Pour des raisons extralinguistiques (zone géographique difficile, ancienne zone espagnole déséquilibrée économiquement suite à une politique économique difficile suivie par l’Espagne dans la région, embargo économique historique imposé sur la région par le pouvoir central de Rabat...), le Rif a toujours été désigné du doigt pour vivre dans la souffrance pendant plusieurs décennies.
Il était, et il est toujours, victime d’une politique de marginalisation dans tous les domaines y compris celui du savoir...entre autres celui de la recherche linguistique qui nous intéresse le plus ici. Historiquement, il est bon de rappeler, tout de même, les premières réflexions d’une poignée de missionnaires espagnols et français qui avaient le mérite d’inaugurer les recherches linguistiques rifaines dès le début du vingtième siècle.
Et les auteurs Rifains ?:
L’implication, et la participation des auteurs Rifains dans ce domaine n’ont commencé qu’à partir des années quatre-vingt (80). C’est à partir de ses années que nous avons constaté l’arrivée des premières études menées par les Rifains consacrées au tarifite. Il est tout à fait justifié ici de rendre hommage aux premiers chercheurs qui ont pris le "risque" d’étudier les parlers rifains sans être intimidés par tout genre de provocations de la part de certains anti-amazighes.
Ce genre de travaux scientifiques était mal perçu par l’administration marocaine.
Elle voyait en amazighe un simple facteur de division...Je me rappelle encore lors de la préparation de mon mémoire de licence à la faculté des lettres d’Oujda, l’objet de ma recherche n’a pas été apprécié par les dirigeants de la Faculté pour la simple raison que mon sujet portait sur la description de la phrase verbale en tarifite...Des exemples de ce type de provocations, et d’intimidations, ne manquaient pas dans le Maroc de l’époque.
Dans le Maroc moderne, il faut reconnaître, tout de même, qu’il y a eu une légère avancée dans la conception collective des Marocains quant à leur vision globale sur la langue et la culture amazighes. Un nombre important de travaux dans ce domaine ont vu le jour grâce à des chercheurs nationaux et internationaux. Malheureusement, la majorité des chercheurs rifains abandonnent vite leurs recherches sur le tarifite pour des raisons de différents ordres. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’assurer la continuité pour décrire les parlers rifains, et faciliter, par la suite, la tâche au processus de la standardisation de la langue amazighe.
Ces recherches sont-elles accessibles aux spécialistes ?
Dans notre pays, les ouvrages et les documents portant sur la langue et la culture amazighes dérangeaient. Je n’exagère pas si je vous dis que ce genre de documents, qui n’étaient pas accessibles il y a encore quelques années, a pu bénéficier de la liberté de diffusion grâce à la détermination des militants et aux efforts des chercheurs universitaires ou extra-universitaires s’intéressant au domaine.
Du point de vue officiel, l’État n’intervient pas au niveau des circuits de distribution et de diffusion d’ouvrages de la langue et de la culture amazighes afin d’encourager leur vente et de les rapprocher du citoyen marocain pour la simple raison qu’il s’agit de la langue et de la culture amazighes. Les maisons d’édition et les libraires ont toujours qualifié ces ouvrages d’un bénéfice non satisfaisant. Pour se faire, les chercheurs font toujours venir les documents par leurs propres moyens de l’Étranger, là où la qualité scientifique de ces recherches est estimée à sa juste valeur.
Aujourd’hui, il faut se donner les moyens pour réussir la promotion et l’intégration de la langue et de la culture amazighes comme partie intégrante de cette identité, notamment dans le cadre du grand projet visant la démocratisation de notre pays. De ce fait, l’État marocain, représenté par ses différents organismes socioculturels, est invité à assurer, au citoyen marocain, l’accès aux différents documents (ouvrages académiques, documents et recherches...) sur la langue et la culture amazighes. Rappelons que la grande partie de documents portant sur les différents parlers du Rif, qui est, géographiquement un territoire marocain, se trouve actuellement en Europe, notamment en Hollande, en Belgique et en Allemagne.
Quel serait l’apport de la variante rifaine de l’amazighe en matière de standardisation de la langue ? Au même titre que les deux autres variantes marocaines, le tamazighte et le tachelhite, le tarifite aura un apport considérable en matière de standardisation de l’Amazighe, et ce dans tous les domaines de la linguistique (phonétique, phonologique, lexique et morphosyntaxique). Ces propos ne doivent pas laisser comprendre que le tarifite présente des divergences considérables dans tous les domaines par rapport aux deux autres variantes. A part le domaine phonétique, qui présente un nombre de traits distinctifs, les autres domaines présentent beaucoup de similitudes phonologiques et morphosyntaxiques.
Pour ce qui concerne la phonétique, le tarifite, comme une bonne partie de tamazighte parlé au Centre, connaît un nombre important de spirantes et d’affriquées. Même si l’utilisation de ces dernières n’est pas condamnée dans les emplois locaux (régionaux) y compris dans la lecture des manuels scolaires, les textes sont notés selon les critères des normes orthographiques adoptés par l’IRCAM. Autrement dit, l’utilisation des traits phonétiques locaux est tolérée à l’oral mais pas au niveau de l’écrit qui est le même pour l’amazigh marocain. Au niveau lexical, bien que le tarifite possède un nombre élevé d’emprunts arabes et espagnols, il peut contribuer avec un nombre important d’unités lexicales (lexèmes) amazighes qui vont enrichir le dictionnaire et le tronc commun amazighe. Donc l’apport du tarifite, ne diffère guère des contributions des autres variantes amazighe marocaines. Par conséquent, la standardisation de l’amazighe ne peut s’effectuer sans l’une des trois variantes de l’amazighe marocain.
Quelles spécificités présente la variante rifaine ? Ce sont essentiellement des spécificités phonétiques qui caractérisent les parlers rifains, d’ailleurs ce sont elles qui entravent, le plus souvent la communication entre les Imazighens des trois zones. La norme de l’IRCAM permettra certainement de réduire les écarts entre ce nombre important de parlers amazighes en se donnant tous les moyens de réussir cette standardisation souhaitée par tous les Marocains attachés aux valeurs identitaires linguistiques et culturelles de notre pays dans l’enseignement, les médias, la production littéraire et artistique...
Estimez-vous incontournable l’ouverture sur les autres variantes nord africaines de l’amazighe (kabyle, chaoui, touareg...) dans le processus de standardisation ? pourquoi ?
A mon sens, dans un premier temps, il vaut mieux se pencher sur une standardisation locale, régionale ou nationale aussi bien au Maroc qu’ailleurs (autres pays de Tamazgha). Les linguistes, et cela bien entendu rentre dans le cadre de la politique et de la planification linguistique, doivent mettre en application leur savoir en matière de planification linguistique. Ce processus, principal objectif de l’IRCAM et de toutes les forces associatives et créatrices démocrates nationales, est déjà en marche au Maroc depuis quelques années.
Donc, il est tout à fait normal, notamment pour des raisons techniques, de commencer tout d’abord avec une standardisation locale ou régionale avant d’impliquer dans ce processus, d’autres variantes amazighes du grand Tamazgha. Il s’agira, bien entendu, d’un travail de longue haleine et d’une entreprise peu aisée comme on peut l’imaginer.
Cette vision est justifiée, me paraît-il, par le souci de neutraliser tout d’abord, les multiples sous-systèmes en vue d’une standardisation régionale. Ce n’est qu‘à une étape ultérieure que l’on peut parler d’une ouverture sur les autres variantes nord africaines. C’est une ouverture qui doit être basée, avant tout, sur une stratégie qui reste à définir avec les linguistes d’autres pays de l’Afrique du nord, y compris le problème de la codification de la graphie, premier pas vers une standardisation de la langue, et qui a pris de l’avance dans notre pays. Mais il serait souhaitable, pour que ce processus ait la même réussite dans tous les pays de Tamazgha, que les Imazighens d’autres pays se mettent au travail afin de réussir la première étape, la plus importante à mes yeux, celle d’une standardisation régionale et nationale.
Cela dit, dans le domaine de la néologie, et même de l’orthographe normalisé, je tiens à rappeler qu’il y a déjà un fonds commun assez important qui fait converger tous les parlers amazighes nord-africains.
Quelle serait la contribution de l’IRCAM à cette entreprise ?
L’IRCAM est à la fois une institution académique et une instance consultative. Sa principale finalité depuis sa création est la standardisation de l’amazighe. Cette langue de demain qui sera comprise par tous les Marocains, la même qui sera diffusée par la télévision et la radio, la même qu’on trouvera dans les tribunaux, dans le théâtre, dans l’administration...dans tous les domaines de la vie quotidienne. Il est à rappeler qu’’en si peu de temps, l’IRCAM a réalisé ce qui n’a jamais été réalisé au Maroc dans le domaine de l’amazighité, langue, culture et enseignement.
Les résultats obtenus sont considérables, notamment, la reconnaissance mondiale de la graphie Tifinaghe, en tant que graphie officielle de l’amazighe au Maroc, et qui va trouver, à partir de l’an prochain, sa place dans les programmes du géant de l’informatique, Microsoft. La préparation des manuels de l’enseignement, la formation des inspecteurs, sans oublier le nombre important de publications qui ont enrichi la bibliothèque amazighe...
Quels sont les autres projets de l’IRCAM ?
Les interventions de notre Institut sur ce point s’inscrivent bien sûr dans le temps vu l’ampleur du projet. Il s’agit de tout faire pour réussir le passage d’une situation jugée défectueuse par tous à une autre situation souhaitée par tous les Imazighens. Les efforts scientifiques de l’IRCAM iront, bien sûr, dans le sens de donner la place que mérite la composante amazighe non pas seulement au niveau national marocain, mais aussi au niveau régional, celui de toute l’Afrique du nord.
Tout en se concentrant, dans un premier temps, sur une standardisation au niveau national, notre Institut préparera, dans un second temps, une stratégie pour une langue standard s’étendant sur tout l’Afrique du Nord. Dans ce dessein, une ouverture à long terme sur les autres variantes me paraît, bien sûr, inévitable puisqu’il s’agit d’une seule langue Amazighe parlée dans plusieurs pays de Tamazgha avec des degrés de différences phonétiques notamment. C’est dans cette perspective aussi que l’IRCAM fait l’objet de plusieurs visites de chercheurs et de scientifiques nationaux et internationaux travaillant dans le même domaine de la standardisation de l’amazighe.
L’objectif de ces contacts et de ces concertations est de travailler ensemble afin de définir une stratégie commune relative à une standardisation de l’amazighe au niveau de tout Tamazgha. Des délégations étrangères s’intéressant à ce processus se sont rendues à notre Institut pour évaluer la stratégie en matière de la standardisation suivie par notre institut pour réussir cette grande opération historique.
Il faut donc croire aux résultats positifs attendus derrière cette standardisation qui espère donner la place que mérite la composante amazighe dans ce Maroc moderne et son rôle aussi en matière de la standardisation de l’amazighe au niveau de toute l’Afrique du Nord, loin des caractères " jacobins " qui, historiquement, n’ont fait que foncer le pays dans le kao en lui imposant une langue et une culture autres que les siennes. Rappelons pour mémoire que les instances législatives et exécutives dans notre pays, n’ayant pas fait leur devoir en vue de traduire dans la réalité les textes portant création de l’enseignement de la langue amazighe depuis l’indépendance.
Comment appréciez-vous les manuels élaborés par l’IRCAM ?
Les manuels élaborés par l’IRCAM sont destinés à répondre au manque d’outils pédagogiques qui a accompagné la mise en place de l’enseignement de l’amazighe dans l’école marocaine. C’est un outil nécessaire pour un bon départ et pour la réussite de ce grand défit.
Mais malgré les multiples efforts de travailler en collaboration avec l’IRCAM, on a l’impression, malheureusement, que le MEN (ministère de l’Éducation nationale) traîne et ne respecte pas ses engagements pour traduire en pratique les textes portant création de l’enseignement de la langue et de la culture amazighes. Aujourd’hui, vu que l’enseignement de l’amazighe est devenue chose réelle après tant d’années de résistance et de revendication de ce droit, la priorité de l’IRCAM est d’accompagner la mise en place de cet enseignement dans le primaire, le secondaire et le supérieur.
C’est pour cette raison qu’en plus des manuels de l’élève qui viennent pour accomplir cette tâche, ils existe plusieurs autres publications (contes, petites histoires, poésies...) qui complètent les manuels et qui renforcent, à mon sens, le processus de la standardisation (langue et graphie) chez les apprenants puisqu’ils sont rédigés dans leur totalité en caractères tifinaghes, selon les normes orthographiques préconisées par l’IRCAM.
Pour dire un petit mot sur la forme des manuels préparés jusqu’ici par notre Institut, ils sont présentés, à mon avis, selon la forme la plus adéquate. Les trois variantes sont présentées dans un seul volume, et ce dans le but de donner aux apprenants de chacune de ses trois variantes toutes les chances pour découvrir, dans le même volume, les deux autres variantes marocaines.
La présence des trois dialectes dans un seul volume, ça ne veut pas dire, bien sûr, que chacune d’eux est resté enfermé sur lui-même ! Partant du principe chleuhs.com que la variation lexicale qui existe entre les trois dialectes est, en effet, symbole d’une richesse pour le lexique amazighe et non pas un handicap au processus de la standardisation, les chercheurs ayant élaboré les manuels scolaires, ont veillé au transfert d’un nombre important de termes d’une variante à une autre, soit avec leur valeur sémantique d’origine, soit en les investissant d’une valeur particulière à partir de diverses procédures linguistiques, telles la transformation, la redistribution, la composition, la dérivation etc.... Cette approche permet d’initier les apprenants aux comparaisons interdialectales tout en contribuant au processus de la standardisation.
Où se situe pour vous l’avenir de l’amazighité ?
Je ne peux qu’exprimer ma confiance et mon optimisme quant au sort de notre langue maternelle. Malgré des contraintes de tout ordre, et malgré tout le mal qu’on lui a fait subir, elle est toujours présente, vivante, en usage quotidien chez plusieurs millions de Marocains. Elle est le mode d’expression de l’identité première de la majorité des Marocains. Je suis très optimiste quant à son avenir. Elle a toujours fait face à de grandes menaces et elle est capable de surmonter d’autres difficultés politico-idéologiques, y compris la menace de la mondialisation et ses effets sur les richesses socioculturelles locales, régionales et nationales. La libération de toutes les forces créatrices nationales (langues et cultures régionales) est inévitable pour renforcer la présence d’un Maroc multilingue et multiculturel.
L’avenir de l’amazighe est clair, sa constitutionnalisation est inévitable. Son statut juridique ne peut continuer à être ignoré par la classe politique marocaine qui nous a toujours habitués aux injustices qui n’ont fait qu’égarer le Maroc moderne et démocratique.
Quel statut institutionnel ?
« Il n y a pas mille réponses à cette question !! Comme je l’ai signalé auparavant, la constitutionnalisation de la langue amazighe est un droit et non pas une faveur. Les États-nations trouvent dans la reconnaissance de leurs diversités culturelle et linguistique, une richesse de leur patrimoine socio-culturel de leur nation, ce qui n’est pas le cas pour le Maroc. Pourquoi ne pas adopter cette vision sur notre patrimoine linguistique et culturel puisque notre pays d’aujourd’hui se veut démocratique, moderne et de droit...
La langue amazighe n’est pas un élément folklorique ou un simple patrimoine régional, c’est une réalité nationale vécue au quotidien par des millions de Marocains. Elle fait partie de ce multilinguisme national qui est avant tout, un fait universel avant d’être un aspect régional. Et face au problème de la mondialisation, le multilinguisme et le pluriculturalisme nationaux, serviront, sans aucun doute, cheval de bataille pour défendre la neutralité et la souveraineté identitaire d’un Maroc multidimensionnel.
Néanmoins, il me paraît clair que la continuité et la persistance de la même politique qui a marqué l’histoire de notre pays, et qui n’a fait que marginaliser la langue et la culture amazighes, ne peuvent que renforcer, consolider et légitimer les revendications du mouvement amazighe. Le Maroc moderne doit faire preuve d’une bonne volonté pour embrasser l’ère de la démocratie.
La libération des forces créatrices locales (nationale) ne peut que répondre aux aspirations et aux attentes du peuple marocain afin qu’il vive sa citoyenneté complète sans rupture avec son identité amazighe. Il est donc temps plus que jamais de débattre la reconnaissance constitutionnelle et l’officialisation de la langue maternelle des Marocains.
Pour ceux qui n’admettent pas la vérité socio-historique et culturelle de notre pays, je dois leur rappeler que ce sont les hommes qui font l’histoire pas le contraire, et que notre pays a une histoire très profonde faite par les Imazighens eux-mêmes qui n’ont jamais constitué sur le sol marocain une minorité " en voie de disparition ".
Ils ont toujours été présents dans les grands événements qui ont marqué l’histoire de notre pays sans que celle-ci leur accorde l’importance qu’ils méritaient... Notre pays, moderne, symbole du pluralisme culturel et linguistique, va, sans aucun doute, mettre fin aux injustices commises par les politiciens de notre pays à l’encontre de l’histoire, de la langue et de la culture amazighes... »
M. Moukhlis LE MATIN
Source : www.lematin.ma
Le bilan de l’IRCAM brossé par le linguiste
Hamid Souifi travaille actuellement au Centre de l’aménagement linguistique de l’IRCAM. Il dresse le bilan de l’action de cette institution et évoque tous les défis qui attendent la langue amazighe dans l’environnement marocain.
Entretien:
Le Matin : Pour commencer, je vous demande un bref bilan des études faites sur la région du Rif, dans le domaine de la linguistique ? : Le Rif a toujours été le parent pauvre de toutes sortes de développements socio-économiques et socioculturels par rapport à d’autres régions du Maroc. Ce constat est avancé sur la base de faits et de données de terrain. Pour des raisons extralinguistiques (zone géographique difficile, ancienne zone espagnole déséquilibrée économiquement suite à une politique économique difficile suivie par l’Espagne dans la région, embargo économique historique imposé sur la région par le pouvoir central de Rabat...), le Rif a toujours été désigné du doigt pour vivre dans la souffrance pendant plusieurs décennies.
Il était, et il est toujours, victime d’une politique de marginalisation dans tous les domaines y compris celui du savoir...entre autres celui de la recherche linguistique qui nous intéresse le plus ici. Historiquement, il est bon de rappeler, tout de même, les premières réflexions d’une poignée de missionnaires espagnols et français qui avaient le mérite d’inaugurer les recherches linguistiques rifaines dès le début du vingtième siècle.
Et les auteurs Rifains ?:
L’implication, et la participation des auteurs Rifains dans ce domaine n’ont commencé qu’à partir des années quatre-vingt (80). C’est à partir de ses années que nous avons constaté l’arrivée des premières études menées par les Rifains consacrées au tarifite. Il est tout à fait justifié ici de rendre hommage aux premiers chercheurs qui ont pris le "risque" d’étudier les parlers rifains sans être intimidés par tout genre de provocations de la part de certains anti-amazighes.
Ce genre de travaux scientifiques était mal perçu par l’administration marocaine.
Elle voyait en amazighe un simple facteur de division...Je me rappelle encore lors de la préparation de mon mémoire de licence à la faculté des lettres d’Oujda, l’objet de ma recherche n’a pas été apprécié par les dirigeants de la Faculté pour la simple raison que mon sujet portait sur la description de la phrase verbale en tarifite...Des exemples de ce type de provocations, et d’intimidations, ne manquaient pas dans le Maroc de l’époque.
Dans le Maroc moderne, il faut reconnaître, tout de même, qu’il y a eu une légère avancée dans la conception collective des Marocains quant à leur vision globale sur la langue et la culture amazighes. Un nombre important de travaux dans ce domaine ont vu le jour grâce à des chercheurs nationaux et internationaux. Malheureusement, la majorité des chercheurs rifains abandonnent vite leurs recherches sur le tarifite pour des raisons de différents ordres. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire d’assurer la continuité pour décrire les parlers rifains, et faciliter, par la suite, la tâche au processus de la standardisation de la langue amazighe.
Ces recherches sont-elles accessibles aux spécialistes ?
Dans notre pays, les ouvrages et les documents portant sur la langue et la culture amazighes dérangeaient. Je n’exagère pas si je vous dis que ce genre de documents, qui n’étaient pas accessibles il y a encore quelques années, a pu bénéficier de la liberté de diffusion grâce à la détermination des militants et aux efforts des chercheurs universitaires ou extra-universitaires s’intéressant au domaine.
Du point de vue officiel, l’État n’intervient pas au niveau des circuits de distribution et de diffusion d’ouvrages de la langue et de la culture amazighes afin d’encourager leur vente et de les rapprocher du citoyen marocain pour la simple raison qu’il s’agit de la langue et de la culture amazighes. Les maisons d’édition et les libraires ont toujours qualifié ces ouvrages d’un bénéfice non satisfaisant. Pour se faire, les chercheurs font toujours venir les documents par leurs propres moyens de l’Étranger, là où la qualité scientifique de ces recherches est estimée à sa juste valeur.
Aujourd’hui, il faut se donner les moyens pour réussir la promotion et l’intégration de la langue et de la culture amazighes comme partie intégrante de cette identité, notamment dans le cadre du grand projet visant la démocratisation de notre pays. De ce fait, l’État marocain, représenté par ses différents organismes socioculturels, est invité à assurer, au citoyen marocain, l’accès aux différents documents (ouvrages académiques, documents et recherches...) sur la langue et la culture amazighes. Rappelons que la grande partie de documents portant sur les différents parlers du Rif, qui est, géographiquement un territoire marocain, se trouve actuellement en Europe, notamment en Hollande, en Belgique et en Allemagne.
Quel serait l’apport de la variante rifaine de l’amazighe en matière de standardisation de la langue ? Au même titre que les deux autres variantes marocaines, le tamazighte et le tachelhite, le tarifite aura un apport considérable en matière de standardisation de l’Amazighe, et ce dans tous les domaines de la linguistique (phonétique, phonologique, lexique et morphosyntaxique). Ces propos ne doivent pas laisser comprendre que le tarifite présente des divergences considérables dans tous les domaines par rapport aux deux autres variantes. A part le domaine phonétique, qui présente un nombre de traits distinctifs, les autres domaines présentent beaucoup de similitudes phonologiques et morphosyntaxiques.
Pour ce qui concerne la phonétique, le tarifite, comme une bonne partie de tamazighte parlé au Centre, connaît un nombre important de spirantes et d’affriquées. Même si l’utilisation de ces dernières n’est pas condamnée dans les emplois locaux (régionaux) y compris dans la lecture des manuels scolaires, les textes sont notés selon les critères des normes orthographiques adoptés par l’IRCAM. Autrement dit, l’utilisation des traits phonétiques locaux est tolérée à l’oral mais pas au niveau de l’écrit qui est le même pour l’amazigh marocain. Au niveau lexical, bien que le tarifite possède un nombre élevé d’emprunts arabes et espagnols, il peut contribuer avec un nombre important d’unités lexicales (lexèmes) amazighes qui vont enrichir le dictionnaire et le tronc commun amazighe. Donc l’apport du tarifite, ne diffère guère des contributions des autres variantes amazighe marocaines. Par conséquent, la standardisation de l’amazighe ne peut s’effectuer sans l’une des trois variantes de l’amazighe marocain.
Quelles spécificités présente la variante rifaine ? Ce sont essentiellement des spécificités phonétiques qui caractérisent les parlers rifains, d’ailleurs ce sont elles qui entravent, le plus souvent la communication entre les Imazighens des trois zones. La norme de l’IRCAM permettra certainement de réduire les écarts entre ce nombre important de parlers amazighes en se donnant tous les moyens de réussir cette standardisation souhaitée par tous les Marocains attachés aux valeurs identitaires linguistiques et culturelles de notre pays dans l’enseignement, les médias, la production littéraire et artistique...
Estimez-vous incontournable l’ouverture sur les autres variantes nord africaines de l’amazighe (kabyle, chaoui, touareg...) dans le processus de standardisation ? pourquoi ?
A mon sens, dans un premier temps, il vaut mieux se pencher sur une standardisation locale, régionale ou nationale aussi bien au Maroc qu’ailleurs (autres pays de Tamazgha). Les linguistes, et cela bien entendu rentre dans le cadre de la politique et de la planification linguistique, doivent mettre en application leur savoir en matière de planification linguistique. Ce processus, principal objectif de l’IRCAM et de toutes les forces associatives et créatrices démocrates nationales, est déjà en marche au Maroc depuis quelques années.
Donc, il est tout à fait normal, notamment pour des raisons techniques, de commencer tout d’abord avec une standardisation locale ou régionale avant d’impliquer dans ce processus, d’autres variantes amazighes du grand Tamazgha. Il s’agira, bien entendu, d’un travail de longue haleine et d’une entreprise peu aisée comme on peut l’imaginer.
Cette vision est justifiée, me paraît-il, par le souci de neutraliser tout d’abord, les multiples sous-systèmes en vue d’une standardisation régionale. Ce n’est qu‘à une étape ultérieure que l’on peut parler d’une ouverture sur les autres variantes nord africaines. C’est une ouverture qui doit être basée, avant tout, sur une stratégie qui reste à définir avec les linguistes d’autres pays de l’Afrique du nord, y compris le problème de la codification de la graphie, premier pas vers une standardisation de la langue, et qui a pris de l’avance dans notre pays. Mais il serait souhaitable, pour que ce processus ait la même réussite dans tous les pays de Tamazgha, que les Imazighens d’autres pays se mettent au travail afin de réussir la première étape, la plus importante à mes yeux, celle d’une standardisation régionale et nationale.
Cela dit, dans le domaine de la néologie, et même de l’orthographe normalisé, je tiens à rappeler qu’il y a déjà un fonds commun assez important qui fait converger tous les parlers amazighes nord-africains.
Quelle serait la contribution de l’IRCAM à cette entreprise ?
L’IRCAM est à la fois une institution académique et une instance consultative. Sa principale finalité depuis sa création est la standardisation de l’amazighe. Cette langue de demain qui sera comprise par tous les Marocains, la même qui sera diffusée par la télévision et la radio, la même qu’on trouvera dans les tribunaux, dans le théâtre, dans l’administration...dans tous les domaines de la vie quotidienne. Il est à rappeler qu’’en si peu de temps, l’IRCAM a réalisé ce qui n’a jamais été réalisé au Maroc dans le domaine de l’amazighité, langue, culture et enseignement.
Les résultats obtenus sont considérables, notamment, la reconnaissance mondiale de la graphie Tifinaghe, en tant que graphie officielle de l’amazighe au Maroc, et qui va trouver, à partir de l’an prochain, sa place dans les programmes du géant de l’informatique, Microsoft. La préparation des manuels de l’enseignement, la formation des inspecteurs, sans oublier le nombre important de publications qui ont enrichi la bibliothèque amazighe...
Quels sont les autres projets de l’IRCAM ?
Les interventions de notre Institut sur ce point s’inscrivent bien sûr dans le temps vu l’ampleur du projet. Il s’agit de tout faire pour réussir le passage d’une situation jugée défectueuse par tous à une autre situation souhaitée par tous les Imazighens. Les efforts scientifiques de l’IRCAM iront, bien sûr, dans le sens de donner la place que mérite la composante amazighe non pas seulement au niveau national marocain, mais aussi au niveau régional, celui de toute l’Afrique du nord.
Tout en se concentrant, dans un premier temps, sur une standardisation au niveau national, notre Institut préparera, dans un second temps, une stratégie pour une langue standard s’étendant sur tout l’Afrique du Nord. Dans ce dessein, une ouverture à long terme sur les autres variantes me paraît, bien sûr, inévitable puisqu’il s’agit d’une seule langue Amazighe parlée dans plusieurs pays de Tamazgha avec des degrés de différences phonétiques notamment. C’est dans cette perspective aussi que l’IRCAM fait l’objet de plusieurs visites de chercheurs et de scientifiques nationaux et internationaux travaillant dans le même domaine de la standardisation de l’amazighe.
L’objectif de ces contacts et de ces concertations est de travailler ensemble afin de définir une stratégie commune relative à une standardisation de l’amazighe au niveau de tout Tamazgha. Des délégations étrangères s’intéressant à ce processus se sont rendues à notre Institut pour évaluer la stratégie en matière de la standardisation suivie par notre institut pour réussir cette grande opération historique.
Il faut donc croire aux résultats positifs attendus derrière cette standardisation qui espère donner la place que mérite la composante amazighe dans ce Maroc moderne et son rôle aussi en matière de la standardisation de l’amazighe au niveau de toute l’Afrique du Nord, loin des caractères " jacobins " qui, historiquement, n’ont fait que foncer le pays dans le kao en lui imposant une langue et une culture autres que les siennes. Rappelons pour mémoire que les instances législatives et exécutives dans notre pays, n’ayant pas fait leur devoir en vue de traduire dans la réalité les textes portant création de l’enseignement de la langue amazighe depuis l’indépendance.
Comment appréciez-vous les manuels élaborés par l’IRCAM ?
Les manuels élaborés par l’IRCAM sont destinés à répondre au manque d’outils pédagogiques qui a accompagné la mise en place de l’enseignement de l’amazighe dans l’école marocaine. C’est un outil nécessaire pour un bon départ et pour la réussite de ce grand défit.
Mais malgré les multiples efforts de travailler en collaboration avec l’IRCAM, on a l’impression, malheureusement, que le MEN (ministère de l’Éducation nationale) traîne et ne respecte pas ses engagements pour traduire en pratique les textes portant création de l’enseignement de la langue et de la culture amazighes. Aujourd’hui, vu que l’enseignement de l’amazighe est devenue chose réelle après tant d’années de résistance et de revendication de ce droit, la priorité de l’IRCAM est d’accompagner la mise en place de cet enseignement dans le primaire, le secondaire et le supérieur.
C’est pour cette raison qu’en plus des manuels de l’élève qui viennent pour accomplir cette tâche, ils existe plusieurs autres publications (contes, petites histoires, poésies...) qui complètent les manuels et qui renforcent, à mon sens, le processus de la standardisation (langue et graphie) chez les apprenants puisqu’ils sont rédigés dans leur totalité en caractères tifinaghes, selon les normes orthographiques préconisées par l’IRCAM.
Pour dire un petit mot sur la forme des manuels préparés jusqu’ici par notre Institut, ils sont présentés, à mon avis, selon la forme la plus adéquate. Les trois variantes sont présentées dans un seul volume, et ce dans le but de donner aux apprenants de chacune de ses trois variantes toutes les chances pour découvrir, dans le même volume, les deux autres variantes marocaines.
La présence des trois dialectes dans un seul volume, ça ne veut pas dire, bien sûr, que chacune d’eux est resté enfermé sur lui-même ! Partant du principe chleuhs.com que la variation lexicale qui existe entre les trois dialectes est, en effet, symbole d’une richesse pour le lexique amazighe et non pas un handicap au processus de la standardisation, les chercheurs ayant élaboré les manuels scolaires, ont veillé au transfert d’un nombre important de termes d’une variante à une autre, soit avec leur valeur sémantique d’origine, soit en les investissant d’une valeur particulière à partir de diverses procédures linguistiques, telles la transformation, la redistribution, la composition, la dérivation etc.... Cette approche permet d’initier les apprenants aux comparaisons interdialectales tout en contribuant au processus de la standardisation.
Où se situe pour vous l’avenir de l’amazighité ?
Je ne peux qu’exprimer ma confiance et mon optimisme quant au sort de notre langue maternelle. Malgré des contraintes de tout ordre, et malgré tout le mal qu’on lui a fait subir, elle est toujours présente, vivante, en usage quotidien chez plusieurs millions de Marocains. Elle est le mode d’expression de l’identité première de la majorité des Marocains. Je suis très optimiste quant à son avenir. Elle a toujours fait face à de grandes menaces et elle est capable de surmonter d’autres difficultés politico-idéologiques, y compris la menace de la mondialisation et ses effets sur les richesses socioculturelles locales, régionales et nationales. La libération de toutes les forces créatrices nationales (langues et cultures régionales) est inévitable pour renforcer la présence d’un Maroc multilingue et multiculturel.
L’avenir de l’amazighe est clair, sa constitutionnalisation est inévitable. Son statut juridique ne peut continuer à être ignoré par la classe politique marocaine qui nous a toujours habitués aux injustices qui n’ont fait qu’égarer le Maroc moderne et démocratique.
Quel statut institutionnel ?
« Il n y a pas mille réponses à cette question !! Comme je l’ai signalé auparavant, la constitutionnalisation de la langue amazighe est un droit et non pas une faveur. Les États-nations trouvent dans la reconnaissance de leurs diversités culturelle et linguistique, une richesse de leur patrimoine socio-culturel de leur nation, ce qui n’est pas le cas pour le Maroc. Pourquoi ne pas adopter cette vision sur notre patrimoine linguistique et culturel puisque notre pays d’aujourd’hui se veut démocratique, moderne et de droit...
La langue amazighe n’est pas un élément folklorique ou un simple patrimoine régional, c’est une réalité nationale vécue au quotidien par des millions de Marocains. Elle fait partie de ce multilinguisme national qui est avant tout, un fait universel avant d’être un aspect régional. Et face au problème de la mondialisation, le multilinguisme et le pluriculturalisme nationaux, serviront, sans aucun doute, cheval de bataille pour défendre la neutralité et la souveraineté identitaire d’un Maroc multidimensionnel.
Néanmoins, il me paraît clair que la continuité et la persistance de la même politique qui a marqué l’histoire de notre pays, et qui n’a fait que marginaliser la langue et la culture amazighes, ne peuvent que renforcer, consolider et légitimer les revendications du mouvement amazighe. Le Maroc moderne doit faire preuve d’une bonne volonté pour embrasser l’ère de la démocratie.
La libération des forces créatrices locales (nationale) ne peut que répondre aux aspirations et aux attentes du peuple marocain afin qu’il vive sa citoyenneté complète sans rupture avec son identité amazighe. Il est donc temps plus que jamais de débattre la reconnaissance constitutionnelle et l’officialisation de la langue maternelle des Marocains.
Pour ceux qui n’admettent pas la vérité socio-historique et culturelle de notre pays, je dois leur rappeler que ce sont les hommes qui font l’histoire pas le contraire, et que notre pays a une histoire très profonde faite par les Imazighens eux-mêmes qui n’ont jamais constitué sur le sol marocain une minorité " en voie de disparition ".
Ils ont toujours été présents dans les grands événements qui ont marqué l’histoire de notre pays sans que celle-ci leur accorde l’importance qu’ils méritaient... Notre pays, moderne, symbole du pluralisme culturel et linguistique, va, sans aucun doute, mettre fin aux injustices commises par les politiciens de notre pays à l’encontre de l’histoire, de la langue et de la culture amazighes... »
M. Moukhlis LE MATIN
Source : www.lematin.ma