Entretien avec Ahmed Boukouss

Takfarinas

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Entretien avec Ahmed Boukouss, recteur de l'IRCAM : «Réécrire l'Histoire du Maroc dans sa dimension amazigh»

13.09.2004 | 16h01

Si Mohamed Chafik a été l'homme de l'adoption du tifinagh, Ahemd Boukouss, recteur de l'Institut Royal de la culture amazighe voudrait laisser le souvenir d'un combat mené pour l'implantation de l'amazigh dans l'enseignement et les médias marocains. «Si nous parvenons ensemble à trouver une place décente à l'amazigh dans l'école marocaine et dans le paysage médiatique, je pense que nous aurons ensemble réussi». Ce militant de la première heure de la cause amazighe en est convaincu : l'IRCAM n'est pas un gadget institutionnel de plus dans le paysage marocain.
Il est même, précise-t-il, la satisfaction d'une revendication du mouvement amazigh.
A. Boukouss l'affirme haut et fort : «l'enseignement de l'amazigh au Maroc est une révolution culturelle». Mais il reconnaît, avec honnêteté, les difficultés et les blocages culurels, idéologiques et politiques qui accompagnent cet enseignement. Ce socio-liguiste rêve de ce jour où seront formés dans les CPR des enseignants de l'amazigh.

Parce que, explique-t-il, l'enseignement de cette langue ne devrait être conçue comme un corps étranger que l'on vient greffer au système éducatif. En ces temps de vérité et de réconciliation, le recteur de l'Institut évoque, sereinement l'Histoire du Maroc qui n'a pas commencé avec les Idrissides. Il faudrait, dit-il, nous réconcilier avec notre Histoire, notre identité et notre mémoire et que l'école marocaine apprenne à nos enfants que des principautés et des royautés berbères ont existé au Maroc. «Il nous faut nous réapproprier notre mémoire !». Dans cette quête de mémoire, l'IRCAM organise à la mi-octobre, à Agadir, un colloque consacré à ce thème.

L'amazigh, langue nationale ou officielle ? La question n'est pas tranchée. Et pour M. Boukouss, c'est à l'Etat, dans son ensemble, à réfléchir et trouver réponse à cette question éminemment politique.

Entretien avec Ahmed Boukouss, recteur de l'IRCAM : «Réécrire l'histoire du Maroc dans sa dimension amazigh»

Le Matin : Vous êtes le recteur de l'Institut Royal de la culture amazigh, IRCAM. Comment succède-t-on à M. Chafik ? Est-ce une tâche facile ?

Ahmed Boukouss : La stature de Mohamed Chafik est telle qu'il est difficile de lui succéder sans peine. Mohamed Chafik a cumulé une très grande expérience. D'abord en tant que pédagogue, éducateur mais aussi en tant que responsable de haut niveau. Je viens de l'enseignement supérieur avec essentiellement une carrière de chercheur dans le domaine amazigh. Nous avons des parcours qui se recoupent dans le sens que nous sommes tous les deux des éducateurs. Nous sommes tous deux et avant tout des amazighophones, épris de leur langue et de leur culture. Mohamed Chafik a indéniablement une expérience autrement plus riche que la mienne. Il est donc difficile de succéder à un personnage pareil.

Si on retient que Mohamed Chafik a été l'homme de l'adoption de l'alphabet tifinagh, que voulez-vous que l'on retienne de vous à la tête de l'IRCAM ? Comment appréhendez-vous aujourd'hui la mission qui est la vôtre ?

Ce que je voudrais réussir comme mission, avec la collaboration de mes collègues au niveau de l'administration et du centre de recherches, est essentiellement l'implantation de l'amazigh dans les domaines de l'enseignement et des médias. Si nous parvenons ensemble à trouver une place décente à l'amazigh dans l'école marocaine et dans le paysage médiatique, je pense que nous aurons ensemble réussi cette mission.

Comment s'annonce votre rentrée? Qu'êtes-vous en train de préparer ?

Au niveau de notre institution, l'étape que nous vivons présentement est essentiellement une étape de consolidation des structures administratives et de la recherche. Nous essayons de mettre en place un certain nombre de procédures qui permettent au fonctionnement de l'Institut de se faire selon les normes modernes de la gestion administrative et celle de la recherche. Cela concerne aussi de l'assainissement de la situation financière de l'IRCAM. Ce sont des tâches qui sont à la fois celles du manager et du chercheur. Car je reste avant tout un chercheur.

Si je comprends bien, vous essayez de faire en sorte que l'IRCAM ne soit pas un gadget institutionnel de plus dans le paysage marocain…

L'Institut Royal de la culture amazigh n'est vraiment pas un gadget institutionnel ! Nous pensons que le Maroc actuel vit une expérience que nous considérons comme étant décisive pour l'histoire de notre pays. Le Maroc s'est engagé sur la voie de la démocratisation de ses institutions. En matière de code de la famille, des droits humains ou encore sur le plan économique visant une meilleure redistribution des richesses de la nation sans oublier le domaine politique, je pense que l'IRCAM intervient quelque peu dans ce vaste chantier. Je considère que l'Institut est une pièce-maîtresse dans le puzzle politique et culturel marocain.

L'enseignement de l'amagizh a été adopté lors de la rentrée scolaire de l'année dernière. Des critiques ont été émises par rapport à une démarche qui a été jugée plus expérimentale que naturelle. Qu'en est-il exactement aujourd'hui ? Etes-vous satisfait de cette expérience et de l'enseignement de l'amazigh dans 300 établissements scolaires marocains ?

Pour bien appréhender l'insertion de l'amazigh dans le système éducatif marocain, je pense qu'il faut replacer cette question dans son contexte. Avant septembre 2003, l'école marocaine a exclu la langue et la culture amazigh. C'est une donne essentielle et le fait même qu'à partir de septembre 2003, on ait des petits enfants marocains commençant à apprendre l'amazigh soit en tant que langue maternelle soit en tant que langue nationale ainsi que le maniement du tifinagh. C'est à nos yeux une véritable révolution culturelle. Beaucoup considèrent que ceci est en soi un événement historique.

Il est tout à fait évident que quelle que soit l'opération qui débute, elle va fatalement, nécessairement connaître un certain nombre de handicaps et de problèmes. Imaginez la situation du Maroc à l'aube de l'indépendance où le gouvernement marocain a décidé tout d'un coup d'arabiser l'enseignement des mathématiques, des sciences, de l'histoire et de la géographie alors que le Maroc ne disposait pas de cadres nécessaires pour assurer un tel enseignement. Il y avait des difficultés énormes.

Les analyses concernant cette expérience d'arabisation diffèrent d'un chercheur à un autre, d'un idéologue à un autre, d'un politique à un autre. Il n'en demeure pas moins qu'en 2004 des progrès substantiels ont été effectués dans ce domaine.
Nous démarrons à partir de zéro. Nous n'avons pas de manuel. Nous n'avons pas d'instituteurs.

Il y a aussi cet environnement humain, culturel et idéologique qui a fonctionné jusqu'ici sur l'exclusion de la langue et la culture amazigh. Il y a des blocages au niveau psychologiques, idéologiques, politiques chez beaucoup de nos compatriotes. C'est un handicap terrible pour cette expérience et il est normal qu'elle connaisse des difficultés. Nous demeurons convaincus que ce sont des diificultés passagères. La preuve en est est que depuis septembre 2003, nous avons réalisé des progrès énormes. En septembre 2003, il n'y avait pas de manuel. Aujourd'hui il existe. En septembre 2003, il n'y avait pas de guide pédagogique qui donne des instructions au maître. Aujourd'hui, cela existe en partie. L'idéal serait qu'une formation en bonne et due forme en langue et culture amazigh soit dispensée au niveau des centres de formation, dans les CPR, les ENS et à la faculté des sciences de l'éducation et aux départements de langue.

Est-ce là une recommandation que vous allez faire ?

Mais nous l'avons faite. C'est un point que nous avons inscrit à l'ordre du jour de la commission mixte regroupant des représentants de notre institution et du ministère de l'Education nationale. C'est une question qui a été retenue par cette commission et le ministre de l'Education nationale l'a également retenue. Le jour où l'on pourra former des enseignants de l'amazigh, spécialistes de l'enseignement de l'amazigh, les choses iront mieux. Il faudrait «naturaliser», c'est à dire rendre naturel cet enseignement. Ce n'est pas un corps exogène et étranger que l'on greffe.

On ne devrait concevoir la chose ainsi ni la percevoir comme étant quelque chose d'artificielle ou venant perturber un ordre existant. Au contraire, il faut considérer l'enseignement de l'amazigh comme une plus-value qu'on apporte dans la recherche de la qualité de l'éducation que nous dispensons à nos enfants. Si nous voulons que nos enfants se sentent marocains, pleinement marocains, qu'ils ne réagissent plus négativement quand ils entendent des sonorités leur paraissant bizarres avec en filigrane toute la perception péjorative qui a accompagné «Ach-Chalha», il faudrait alors considérer l'amazigh comme une langue nationale, exactement comme l'arabe. A ce moment-là, on aura fait du chemin.

Ne faudrait-il pas dans le même temps ré-écrire l'histoire du Maroc? Ecrire la véritable histoire du pays par rapport aux Imazighen ?

C'est un point très important. Dès les années 1960, un certain nombre de nos historiens ont suggéré des propositions à l ‘époque juste théoriques et programmatiques et qui vont dans ce sens. C'est à dire la nécessité de relire notre histoire, de nous réconcilier avec notre histoire dans son intégralité et pas l'histoire du Maroc tronquée. Dans les manuels scolaires que nous avions du primaire jusqu'au supérieur, l'histoire officielle du Maroc commence avec les Idrissides. Il faut lire les ouvrages de l'histoire du Maroc écrits par des historiens étrangers pour apprendre que l'histoire de ce pays s'enracine dans celle de l'humanité. En fait, elle commence bien avant les Idrissides. Il a existé des Principautés, des Royautés berbères, amazigh, qui étaient des dynasties extrêmement importantes à l'époque de Rome. Elles avaient résisté de manière farouche aussi bien aux Phéniciens qu'aux Carthaginois et aux Romains. Nous avons un certain nombre de documents qui retracent l'histoire de l'antiquité de l'Afrique du Nord. On y retrouve les noms de grands seigneurs, de grands rois comme Juba, Jugurtha, Massinissa. Ce sont des noms illustres. L'école marocaine n'apprend rien de tout cela à nos enfants Nous pensons que c'est une façon réductrice d'appréhender l'enseignement de l'histoire du Maroc. Maintenant que fait l'IRCAM pour participer à cet élan de correction de l'histoire?

Justement, est-ce que vous vous inscrivez dans la démarche de l'Instance Equité et réconciliation qui, elle, tente d'écrire la véritable Histoire contemporaine de ce pays ?

L'Instance Equité et Réconciliation s'occupe de l'histoire immédiate. Les principes qui animent cette instance nous paraissent tout à fait justes et s'inscrivent dans notre volonté à tous de construire et de vivre dans un Etat de droit. De la même manière, nous pensons que nous avons aussi le droit de nous réconcilier avec notre passé, avec notre Histoire y compris l'histoire ancienne. Au niveau de l'IRCAM, nous avons justement un centre d'études historiques. Dans ce centre, nous avons un certain nombre d'historiens, de chercheurs et de docteurs dans le domaine de l'histoire de notre pays et parmi eux nous avons des spécialistes de l'histoire de l'antiquité et de la pré-histoire et de l'histoire médiévale. Je voudrais saisir cette opportunité pour rendre un hommage mérité à mon ami et collègue Ali Azaykou, militant de la première heure et historien convaincu de la nécessité vitale d'une interprétation objective et scientifique de notre histoire qui accorde à la dimension amazigh toute son importance.

Tous ces chercheurs du centre font un travail extraordinaire dans le sens de la réappropriation de notre identité, de notre mémoire, de notre histoire. D'ailleurs l'IRCAM organise du 11 au 13 octobre 2004 un colloque à Agadir, et ce, en collaboration avec la faculté des lettres de cette ville, sur le thème de la relecture de l'histoire du Maroc. L'objectif que nous assignons à cette rencontre est de réunir des enseignants, des chercheurs spécialistes de l'histoire pour se pencher sur la problématique de la réappropriation de notre mémoire et sur la question de savoir comment transmettre cette mémoire aux générations montantes, c'est-à-dire à nos enfants pour qu'ils aient une perception juste, globale de notre identité. C'est notre façon à nous de participer à l'éducation des futurs citoyens.

Vous évoquiez les médias et l'insertion de l'amazigh. Comment faire, alors que la réforme audiovisuelle suit le circuit de son adoption, pour que la présence amazigh ne soit pas une présence alibi comme c'est aujourd'hui le cas avec des JT en dialecte? Comment faire pour que ce folklore cesse ?

La présence de la langue et de la culture amazigh dans les médias, notamment au niveau de la télévision, est la portion congrue. Cela ne sied pas du tout à une dimension importante de notre identité nationale. Nous ne prétendons pas monopoliser le champ médiatique. Nous pensons simplement que les citoyens marocains d'expression amazigh ont aussi le droit d'avoir des informations, de recevoir des émissions culturelles dans leur langue. Nous pensons que c'est un droit. Nous avons un représentant au sein de la haute autorité. De même, nous avons une convention cadre avec le ministère de la Communication.

Mieux que cela, nous avons mis sur pied une commission mixte dans laquelle il y a des représentants de l'Institut et du ministère de la communication et qui travaille pour étudier les conditions dans lesquelles va se faire l'insertion de l'amazigh dans le paysage médiatique marocain. Nous avons émis le souhait de voir créée une chaîne culturelle et dans laquelle on ferait une place importante à l'amazigh. Nous pensons aussi qu'il faut apporter des aménagements à l'existant, notamment dans le domaine de la radio. Les moyens techniques alloués à la chaîne radiophoniques amazigh sont dérisoires. Même à Rabat, cette station n'est pas correctement captée. On devrait faire un effort pour mieux outiller cette chaîne. Il est de notoriété publique que ceux qui travaillent à la station amazigh le font dans des conditions assez difficiles. Il y a tout lieu de croire que désormais des problèmes posés trouveront des solutions correctes même si elles ne sont pas idéales.

Vous parliez de l'amazigh en tant que langue nationale. Existe-t-il un débat au sein de l'IRCAM par rapport à l'amazigh en tant que langue nationale ou langue officielle et son inscription dans la constitution? Cette question a-t-elle été tranchée ?

Ce n'est pas du tout une question tranchée. La constitutionnalisation d'une langue quelle qu'elle soit est une question qui relève de l'instance politique. Il n'appartient pas à l'IRCAM de demander ou de revendiquer telle ou telle chose. Notre mission est une mission d'exécution d'une décision politique prise par l'instance politique…

Vous dites donc que c'est aux partis politiques de trancher par rapport à cette question de la langue

Je dis que c'est à la classe politique, aux organisations politiques, à la société civile, au gouvernement et, de manière générale, à l'Etat dans son ensemble de trancher sur ce point. C'est une question éminemment politique. Lorsqu'il y aura un consensus et que l'Etat aura pris une décision, la tâche de l'IRCAM sera de faire en sorte que cette langue soit une langue habilitée à assumer un certain nombre de fonctions, éventuellement celles d'une langue officielle. Mais nous n'intervenons pas en amont. Nous sommes une institution dévolue à la recherche, une institution consultative. Lorsque nous serons consultés par qui de droit, il y aura alors un débat au niveau de l'Institut Royal de la culture amazigh et nous donnerons notre avis.

Vous affirmez que l'IRCAM a une vocation culturelle et de recherche. Est-ce que vous ne craignez pas justement que l'amazighité soit exclusivement enfermée et circonscrite dans le carcan de recherche et qu'elle soit réduite juste à une question culturelle plutôt qu'identitaire ?

Normalement, ce risque ne devrait pas exister dans le sens où nous ne fonctionnons pas comme une structure close et recroquevillée sur elle-même. Nous travaillons en étroite collaboration avec les universités, les chercheurs, les créateurs, les poètes, les conteurs. Nous sommes véritablement une structure ouverte et vivante. D'ailleurs, depuis quelques mois nous avons lancé un appel d'offres ouvert sur toute personne susceptible de nous aider dans la réalisation de notre tâche. Nous avons demandé aux enseignants, aux chercheurs, aux créateurs de nous faire des propositions de projets et l'Institut va financer les projets retenus. Autrement dit, nous allons avoir des contrats de recherche financés par notre institution.

Si nous revenons à la question de la formation, il est tout à fait évident qu'avec le nombre réduit de chercheurs dont nous disposons à l'Institut, il ne nous est pas possible d'encadrer tous les centres de formation destinés aux inspecteurs et aux enseignants. Nous faisons nécessairement appel aux enseignants du supérieur, aux inspecteurs du primaire et du secondaire pour nous aider dans cette tâche. Nous comptons aussi former des jeunes appartenant au mouvement associatif mais qui ne maîtrisent pas le tifinagh ou la grammaire de la langue. Nous voulons aussi être une institution qui permet la formation de ces jeunes pour qu'eux-mêmes deviennent chercheurs et puissent par la suite intégrer l'IRCAM et être concepteurs de manuels de l'amazigh. L'IRCAM ne peut pas monopoliser la réalisation des outils pédagogiques.

Etes-vous en train de dire que vous ne vivez pas la question amazigh uniquement comme une question culturelle ? Est-ce aussi quelque chose d'identitaire, de politique, de sociale? L'amazighité est-elle seulement un sujet de recherche ?

Nous faisons essentiellement de la recherche. Mais il est évident que cette recherche a des implications dans des domaines social, culturel, politique et identitaire. Lorsqu'on décide de travailler sur l'amazigh, c'est d'abord un choix qui implique une prise de conscience. Et cette prise de conscience ne peut pas se limiter de manière réductrice au monde clos et fermé de la recherche. Dès qu'on étudie la poésie, la culture et la langue amazigh, on est dans la société et on s'inscrit automatiquement dans la communauté qui produit cette société.

Nécessairement, on a les yeux ouverts sur les problèmes que vit cette communauté. Des problèmes qui sont essentiellement socio-économiques graves. Ce n'est pas pour rien que ce sont les régions à dominantes amazighophones qui constituent aujourd'hui l'essentiel de la main-d'œuvre expatriée à l'étranger ou sujet de l'exode rural. Ce sont des régions pauvres économiquement et socialement. Elles sont marginalisées et vivent dans la périphérie. Ce que nous pouvons apporter, c'est un plus dans la reconnaissance de la dignité de ces communautés et aussi tenter de faire comprendre que ces communautés ont leur identité, leur langue, leur culture et que cette culture a des valeurs dont certaines s'inscrivent parfaitement dans les valeurs universelles de la modernité

Depuis le rectorat de l'IRCAM, quel regard jetez-vous sur le mouvement associatif amazigh et surtout son évolution depuis le congrès de Bouznika et la charte ?

Le mouvement associatif amazigh a une histoire qui remonte au moins à la fin des années 1960. C'est une histoire chargée. Les premières étapes du processus de conscientisation de la dimension culturelle amazigh se sont faites dans la douleur, la souffrance et même dans la répression. Le mouvement associatif amazigh a vécu dans une situation financière très difficile. Je ne connais aucune association qui puisse avoir pignon sur rue, un local décent. Ce sont des associations démunies. On ne les a jamais aidées, à une ou deux exceptions. Beaucoup de ces militants qui ont construit ce mouvement associatif amazigh sont aujourd'hui à l'Institut Royal de la culture amazigh.

D'autres n'ont pas voulu ou pas pu intégrer l'IRCAM. Il faut comprendre que l'Institut est l'aboutissement de tout ce mouvement. La création d'une structure dévolue à la recherche amazigh a toujours été l'une des revendications du mouvement amazigh. Le mouvement associatif a une nature à la fois social et idéologique qui fait qu'il intervient essentiellement dans le débat culturel et pour certains dans le débat politique. L'IRCAM , de par ses statuts , a fait un autre choix qui est complémentaire. Celui de travailler sur la langue, la culture, l'éducation, les médias.


D'autres amis et collègues ont fait le choix de poursuivre le débat au niveau des idées. Et ce n'est pas contradictoire avec ce que fait l'Institut. L'essentiel est qu'ensemble nous puissions contribuer à la réalisation de cette société démocratique et moderniste à laquelle nous aspirons tous.

Selon vous la classe politique marocaine a-t-elle évolué par rapport à la question amazigh ?

Je crois que la classe politique a fait un progrès indéniable. Je me souviens, alors que j'étais étudiant à la fin des années 1960, j'étais parmi les premiers militants ayant participé à la création de certaines associations. J'ai fait partie de cette première génération qui a commencé à parler de l'amazigh au niveau de l'université. Je garde en mémoire des souvenirs assez difficiles et douloureux. A l'époque, dès que quelqu'un parlait de l'amazigh, il était taxé d'agent du sionisme, du colonialisme ou encore d'élément subversif.

Cela ne nous a pas empêché d'entamer un débat à caractère culturel, idéologique et parfois politique assez tendu avec la classe politique. Certains parmi nous étaient aussi militants dans des organisations politiques essentiellement de gauche ou d'extrême-gauche. Nous avons, à notre manière et modestement, participé au débat démocratique et contribué, modestement encore une fois, à la démocratisation de ces organisations politiques. Avec les autres partis, surtout ceux dominés par l'idéologie du panarabisme, il y a eu des débats houleux et difficiles parce que prédominait à l'époque une idéologie homogénéisante. C'est le parti unique qui devait être construit sur le modèle du Baas, le syndicat unique toujours d'inspiration baassiste, la nation arabe du Golfe à l'Atlantique. Tout cela témoignait d'une pensée monolithique. Il était très difficile à l'époque de parler de différence. On concevait la différence comme un ferment de la subversion. Le mouvement amazigh était ainsi perçu.

C'est pour cela que je dis qu'historiquement le mouvement associatif amazigh représente le noyau de la société civile au Maroc. Durant les années 1960 et 1970, personne ne parlait de société civile chez nous. Personne ne parlait de démocratie linguistique et culturelle. Très peu de personnes étaient en mesure de bâtir des structures qui militent les droits de l'Homme. Je crois que nous avons contribué à l'éclosion de l'esprit démocratique dans notre pays. Je crois aussi qu'un certain nombre de partis ouverts sur les enjeux sociaux ont été sensibles à cette voie nouvelle qui émane du Maroc profond.

C'est ce qui explique que beaucoup de partis ont fini par considérer que dans la personnalité culturelle marocaine, la dimension amazigh a une place importante. Dans un pays comme le nôtre, le ton est évidemment donné par l'Etat. A partir du discours de feu Hassan II, prononcé en 1994, parler de la langue et de la culture amazigh n'était plus du domaine du tabou. Après le discours d'Ajdir de Sa Majesté le Roi Mohammed VI et la création de l'IRCAM, pour tous les partis politiques, l'amazighité est désormais à la mode ! Tant mieux pour l'amazigh et tant mieux pour notre pays, car cela fait un souci de moins, une dissension potentielle que nous neutralisons ensemble et de manière intelligente.

Qu'attendez-vous du recensement effectué par le haut commissariat au Plan ? Attendez-vous que cette opération révèle la proportion des Imazighen par rapport à la population du Maroc ? Combien sont-ils et que représentent-ils ?

C'est une question importante. Les résultats des différents recensements qu'a connu le Maroc –1960, 1971, 1982, 1994- n'ont jamais abouti à des statistiques concernant le nombre des locuteurs de telle ou telle langue y compris l'amazigh. Lors du recensement de 1994, on a ajouté à la dernière minute et sur une minuscule colonne une question sur les langues usitées. Mais à la fin, rien n'a été publié sur cette question. Les reponsables disent que les chiffres existent mais, ils n'ont jamais été révélés. Nous pensons qu'avec le recensement de septembre 2004 et au regard de l'évolution politique et des idéaux démocratiques et de transparence, il y a beaucoup de chance pour que nous ayons enfin une idée de la proportion que constituent les arabophones, les amazighophones, etc.

C'est important pour le département de l'Education, c'est tout aussi important pour le département de la Culture et enfin pour les chercheurs. Je suis socio-linguiste et je peux vous dire que nous avons toujours été confronté au problème de savoir combien de locuteurs parlent l'amazigh, sans aucune réponse satisfaisante, seulement des approximations. Il est souhaitable que le travail de collecte des données se fasse selon les normes et en toute objectivité, sans parti-pris des agents recenseurs.

De toutes les manières, il n'y a aucun souci à se faire sur la proportion que pourrait avoir la composante amazighphone dans le pays. Nous sommes tous des Marocains. Le spectre de la division est très loin derrière nous. Nous n'avons aucun complexe à nous faire par rapport à notre réalité linguistique, culturelle et sociale.

(Entretien réalisé par Narjis Rerhaye)

edité par: Hmaytouch (www.leschleuhs.com)
 
Qui est Ahmed Boukous?
Le nouveau recteur, ou «Si Ahmed» pour les intimes, est un homme aux mérites professionnels incontestables. Sa nomination s’est faite sans tambours ni trompette, reflétant le tempérament discret mais efficace de cet amazigh d’appartenance et de profession.
Né en 1946 à Lakhssass, dans la région de Tiznit, au sud du Maroc, Ahmed Boukous s’est aventuré, depuis le début de sa carrière
professionnelle, dans les gouffres de la langue pour la sonder. C’est ainsi qu’il devient en 1974 le premier Marocain à avoir soutenu un doctorat de troisième cycle en linguistique sur la langue amazighe.
Premier Marocain, il le fut également en soutenant un doctorat d’Etat sur le même sujet en 1987. Pour les membres de l’IRCAM, la nomination fut attendue, voire guettée. Avant sa retraite, Mohamed Chafik avait désigné Boukous pour prendre la relève. Il fut mandaté pour remplacer le recteur dans tout ce qui revêt un caractère financier ou pour résoudre un différend, sorte d’initiation avant la consécration. Son parcours retrace l’activisme d’un amazighe modéré. En 1967, il fut membre fondateur de l’Association marocaine d’échange culturel, première association culturelle amazighe. Membre fondateur également de l’association Université d’Agadir, Boukous, «s’est toujours montré en homme de dialogue», témoigne un militant amazigh. Ce fut le cas lors du houleux débat qui a eu lieu au sein de l’Ircam à propos de la graphie berbère. En ardent défenseur du tifinagh, Ahmed Boukous avait voté pour l’adoption de cette graphie le 31 janvier avec les membres du conseil d’administration de l’IRCAM

Relève

Professeur à l’université Mohammed V de Rabat et directeur du centre de l’aménagement linguistique, Ahmed Boukous est aussi membre du collectif formé au sein de la BMCE dans le cadre d’une fondation qui porte le nom de la banque, chargé de l’amazighité. Confirmé en tant que linguiste rompu, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont “Langage et culture populaires au Maroc” (1977), “Société, langues et cultures au Maroc” (1995) ou “Dominance et différence” (1999). Il assure aussi des cours dans plusieurs universités françaises et canadiennes.
Sa nomination intervient après 2 ans de la création de l’IRCAM. Certains disent que la tâche du nouveau recteur est une partie de plaisir vu que les lourdes tâches sont déjà accomplies, particulièrement les deux principaux chantiers de l'IRCAM à savoir la codification de la graphie Tifinagh et l'intégration de la langue amazighe dans l'enseignement, qui ont demandé un effort considérable aux membres de l'IRCAM. Aujourd’hui, le bilan de l'Institut n'est pas négligeable. Il est même encourageant. Toutefois, il reste du chemin à parcourir. L’enseignement de l’amazigh est parmi les dossiers brûlants. Les prochains jours doivent voir la naissance des manuels scolaires relatifs à l’introduction de l’amazigh dans l’enseignement primaire. Boukous doit aussi gérer l’excès de zèle de certaines associations berbérophones reconnues pour leurs emballements incommensurables, pourtant souvent préjudiciables aux Imazighen.
Désormais à la tête de l’institut où il travaillait en tant que chercheur et membre du conseil d’administration, M. Boukous espère réaliser des projets qui lui tiennent à cœur. Mettre sur pied une langue amazighe commune au Maroc et standardiser
l’enseignement de la langue amazighe.


http://www.maroc-hebdo.press.ma/MHinternet/Archives_583/html_583/specialiste.html


[ Edité par Takfarinas le 14/9/2004 9:52 ]
 
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