http://www.telquel-online.com/238/maroc3_238.shtml
Enseignement. La bataille du tamazight
Le tifinagh existe depuis
5000 ans. (TELQUEL)
Idir et Tifawt sont les héros des manuels scolaires amazighs. à traver des mots simples, ils nous permettent de découvrir la culture berbère et l'histoire et font en même temps la guerre aux clichés.
Meriem Demnati, chercheuse à l'Institut royal de la culture amazighe, a failli sauter au plafond quand elle a appris l'annonce faite à la télé : cette année scolaire sera marquée par l'introduction pour la première fois du manuel amazigh au niveau de la 4ème année de l'enseignement primaire. “Comment ça pour la première fois ? Nous en avons sorti
trois depuis 2003. T'as entendu ça Fatima ?”. Derrière son ordinateur, Fatima Agnaou, une autre chercheuse de l'IRCAM, est tout aussi choquée. “C'est quoi ce délire ? Nous en sommes au quatrième manuel”, lâche-t-elle.
Un communiqué du ministère de l'Education nationale, diffusé à l'occasion de la rentrée scolaire, a semé la confusion. Beaucoup ont cru qu'un manuel amazigh serait proposé dans les écoles pour la première fois. Ce qui, évidemment, n'est pas vrai. “Cette mauvaise lecture du communiqué est due à l'ignorance de ce qui se passe dans le système”, répond Jamal Khallaf, directeur au ministère.
Ignorance ou mauvaise organisation ? Une semaine avant la rentrée scolaire, trouver le fameux manuel amazigh de la 4ème année relève du parcours du combattant. Il n'est pas disponible dans les librairies. Seul un grand grossiste du quartier des Habous à Casablanca en dispose. “L'année dernière, les élèves du troisième ont fait une année blanche car leur livre n'a pas été distribué à temps”, écume Meriem qui trouve dommage que tout le travail de son équipe pédagogique parte en fumée pour des raisons logistiques. “L'IRCAM n'a pas à dénoncer ou à approuver l'action du ministère. C'est une institution académique qui joue, pour le moment, le rôle d'auteur. C'est au ministère de gérer l'action pédagogique sur le terrain”, répond Jamal Khallaf.
Nous ne sommes pas racistes !
La guerre froide entre les deux institutions n'est pas près de se terminer. Mais la question demeure : pourquoi autoriser ces manuels s'ils n'arrivent pas à atteindre la masse des élèves ? Le ministère manque t-il de moyens ou a-t-il peur d'un embrigadement identitaire ?
Visiblement, les deux. Dans l'ensemble, les livres introduisent une nouvelle façon de percevoir l'héritage culturel marocain. A partir de la première année de l'enseignement primaire, les élèves suivent la vie et les activités de deux enfants, Idir et Tifawt, qui évoluent avec leur petite sœur Titrit et leurs parents Hammou et Yamna. Toute la famille a des prénoms amazighs. Dès la première leçon, un enfermement identitaire ? “Non, se défend Meriem Demnati, puisque nos héros reçoivent dans la deuxième leçon des amis arabophones comme Nadia”. Et tout au long des manuels, Idir et Tifawt font la rencontre d'amis de couleurs et de races différentes. C'est ce que les pédagogues appellent le “respect des valeurs universelles”, principe inscrit dans la Charte de l'Education.
Les manuels suivent la progression didactique. En première année, les élèves s'ouvrent sur leur environnement immédiat : famille, quartier, école... En deuxième année, on leur apprend à valoriser leur héritage en leur expliquant que le tifinagh n'a pas été “inventé” mais a bel et bien existé depuis 5000 ans. En témoignent, les inscriptions sur les roches. Les élèves s'habituent aussi à la ville, au marché, à l'école et aux sports. Idir et sa sœur s'habillent d'une façon moderne, aident papa et maman à faire la cuisine, vont chez le médecin… “Eh oui, les amazighs ne sont pas des montagnards ignares, éleveurs de chèvres et danseurs folkloriques à leurs heures perdues !”, se moque Fatima Agnaou de l'IRCAM.
Chleuh radin ? Jamais !
Les manuels scolaires ont été conçus pour briser les préjugés. Finie l'image du petit “chleuh” épicier ou moul mahlaba (détenteur d'une laiterie) qui tient à ses sous plus qu'à sa vie. La famille berbère qui évolue dans ces manuels paraît très épanouie, sûre d'elle et fière de son passé. Les manuels de troisième et de quatrième années sont truffés d'histoires sur les grandes figures amazighes, tels Yuba, Mohamed Chafik et Azaykou. On y trouve des contes populaires, des jeux traditionnels… Savez-vous d'où vient Boujloud, cet homme vêtu de peaux de mouton qui fait danser les enfants dans les rues ? Le manuel le présente comme un amazigh, portant le nom de Bouilmaoune. Message à prendre avec du recul puisque ce personnage existe sous d'autres cieux. En Europe, le même Bouilmaoune circule dans les rues, sous d'autres appellations.
Implicitement, ces jeux dérangent car ils se démarquent de la culture musulmane. Des milieux conservateurs y ont même vu une forme de paganisme. Quand on sait que la seule mosquée dessinée dans tous les livres, en l'occurrence celle de la Koutoubia, est conçue comme un monument et non comme un lieu de culte, la démarcation par rapport à la religion est on ne peut plus claire. Normal que de tels manuels dérangent les caciques de l'enseignement !
Un système schizophrène
Mais revenons à l'apprentissage ! Avec des textes aussi riches en histoire, en culture et qui font en plus appel à l'abstraction, le jeune enfant pourra-t-il suivre ? Les milieux pédagogiques débattent sérieusement de cette question. “Nous encourons le risque de produire des élèves déboussolés. D'une part, ils font connaissance avec des figures millénaires amazighes . De l'autre, ils entament leur cours d'histoire avec les conquêtes islamiques”, prévient Abdellah Hitout, secrétaire général de l'association Tamaynut. L'enseignement devient du coup “schizophrène” puisqu'il maintient deux discours contradictoires.
“Est-ce que nous visons uniquement une sensibilisation à la langue amazighe ou tout un apprentissage ?”, se demande le didacticien Hamid Lahnikate. La réponse à cette question poussera le ministère à sortir de son double langage, entretenu par le caractère vague des recommandations de la Charte de l’Education. Celle-ci dit que l'enseignement de l'amazigh doit se faire à titre d'accompagnement (en arabe Isti'nass). En d'autres termes, ce n'est pas une obligation. Or, il se trouve que le ministère a signé une convention avec l'IRCAM où il s'engage à généraliser l'apprentissage jusqu'au bac et sur tout le territoire !
“En plus, personne ne peut assurer que l'amazigh est enseigné dans les écoles pilotes ou pas. Parfois, les cours sont remplacés par des séances de rattrapage d'autres matières ou tout bonnement supprimés par manque de manuels ou d'enseignants”, atteste Mohamed Handaine, responsable de la cellule amazighe au sein de l'académie Souss Massa. Bref, c'est la cacophonie générale. Reste à savoir s'il s'agit d'une cacophonie due au démarrage de l'expérience ou délibérément entretenue par le système...
Enseignement. La bataille du tamazight
Le tifinagh existe depuis
5000 ans. (TELQUEL)
Idir et Tifawt sont les héros des manuels scolaires amazighs. à traver des mots simples, ils nous permettent de découvrir la culture berbère et l'histoire et font en même temps la guerre aux clichés.
Meriem Demnati, chercheuse à l'Institut royal de la culture amazighe, a failli sauter au plafond quand elle a appris l'annonce faite à la télé : cette année scolaire sera marquée par l'introduction pour la première fois du manuel amazigh au niveau de la 4ème année de l'enseignement primaire. “Comment ça pour la première fois ? Nous en avons sorti
trois depuis 2003. T'as entendu ça Fatima ?”. Derrière son ordinateur, Fatima Agnaou, une autre chercheuse de l'IRCAM, est tout aussi choquée. “C'est quoi ce délire ? Nous en sommes au quatrième manuel”, lâche-t-elle.
Un communiqué du ministère de l'Education nationale, diffusé à l'occasion de la rentrée scolaire, a semé la confusion. Beaucoup ont cru qu'un manuel amazigh serait proposé dans les écoles pour la première fois. Ce qui, évidemment, n'est pas vrai. “Cette mauvaise lecture du communiqué est due à l'ignorance de ce qui se passe dans le système”, répond Jamal Khallaf, directeur au ministère.
Ignorance ou mauvaise organisation ? Une semaine avant la rentrée scolaire, trouver le fameux manuel amazigh de la 4ème année relève du parcours du combattant. Il n'est pas disponible dans les librairies. Seul un grand grossiste du quartier des Habous à Casablanca en dispose. “L'année dernière, les élèves du troisième ont fait une année blanche car leur livre n'a pas été distribué à temps”, écume Meriem qui trouve dommage que tout le travail de son équipe pédagogique parte en fumée pour des raisons logistiques. “L'IRCAM n'a pas à dénoncer ou à approuver l'action du ministère. C'est une institution académique qui joue, pour le moment, le rôle d'auteur. C'est au ministère de gérer l'action pédagogique sur le terrain”, répond Jamal Khallaf.
Nous ne sommes pas racistes !
La guerre froide entre les deux institutions n'est pas près de se terminer. Mais la question demeure : pourquoi autoriser ces manuels s'ils n'arrivent pas à atteindre la masse des élèves ? Le ministère manque t-il de moyens ou a-t-il peur d'un embrigadement identitaire ?
Visiblement, les deux. Dans l'ensemble, les livres introduisent une nouvelle façon de percevoir l'héritage culturel marocain. A partir de la première année de l'enseignement primaire, les élèves suivent la vie et les activités de deux enfants, Idir et Tifawt, qui évoluent avec leur petite sœur Titrit et leurs parents Hammou et Yamna. Toute la famille a des prénoms amazighs. Dès la première leçon, un enfermement identitaire ? “Non, se défend Meriem Demnati, puisque nos héros reçoivent dans la deuxième leçon des amis arabophones comme Nadia”. Et tout au long des manuels, Idir et Tifawt font la rencontre d'amis de couleurs et de races différentes. C'est ce que les pédagogues appellent le “respect des valeurs universelles”, principe inscrit dans la Charte de l'Education.
Les manuels suivent la progression didactique. En première année, les élèves s'ouvrent sur leur environnement immédiat : famille, quartier, école... En deuxième année, on leur apprend à valoriser leur héritage en leur expliquant que le tifinagh n'a pas été “inventé” mais a bel et bien existé depuis 5000 ans. En témoignent, les inscriptions sur les roches. Les élèves s'habituent aussi à la ville, au marché, à l'école et aux sports. Idir et sa sœur s'habillent d'une façon moderne, aident papa et maman à faire la cuisine, vont chez le médecin… “Eh oui, les amazighs ne sont pas des montagnards ignares, éleveurs de chèvres et danseurs folkloriques à leurs heures perdues !”, se moque Fatima Agnaou de l'IRCAM.
Chleuh radin ? Jamais !
Les manuels scolaires ont été conçus pour briser les préjugés. Finie l'image du petit “chleuh” épicier ou moul mahlaba (détenteur d'une laiterie) qui tient à ses sous plus qu'à sa vie. La famille berbère qui évolue dans ces manuels paraît très épanouie, sûre d'elle et fière de son passé. Les manuels de troisième et de quatrième années sont truffés d'histoires sur les grandes figures amazighes, tels Yuba, Mohamed Chafik et Azaykou. On y trouve des contes populaires, des jeux traditionnels… Savez-vous d'où vient Boujloud, cet homme vêtu de peaux de mouton qui fait danser les enfants dans les rues ? Le manuel le présente comme un amazigh, portant le nom de Bouilmaoune. Message à prendre avec du recul puisque ce personnage existe sous d'autres cieux. En Europe, le même Bouilmaoune circule dans les rues, sous d'autres appellations.
Implicitement, ces jeux dérangent car ils se démarquent de la culture musulmane. Des milieux conservateurs y ont même vu une forme de paganisme. Quand on sait que la seule mosquée dessinée dans tous les livres, en l'occurrence celle de la Koutoubia, est conçue comme un monument et non comme un lieu de culte, la démarcation par rapport à la religion est on ne peut plus claire. Normal que de tels manuels dérangent les caciques de l'enseignement !
Un système schizophrène
Mais revenons à l'apprentissage ! Avec des textes aussi riches en histoire, en culture et qui font en plus appel à l'abstraction, le jeune enfant pourra-t-il suivre ? Les milieux pédagogiques débattent sérieusement de cette question. “Nous encourons le risque de produire des élèves déboussolés. D'une part, ils font connaissance avec des figures millénaires amazighes . De l'autre, ils entament leur cours d'histoire avec les conquêtes islamiques”, prévient Abdellah Hitout, secrétaire général de l'association Tamaynut. L'enseignement devient du coup “schizophrène” puisqu'il maintient deux discours contradictoires.
“Est-ce que nous visons uniquement une sensibilisation à la langue amazighe ou tout un apprentissage ?”, se demande le didacticien Hamid Lahnikate. La réponse à cette question poussera le ministère à sortir de son double langage, entretenu par le caractère vague des recommandations de la Charte de l’Education. Celle-ci dit que l'enseignement de l'amazigh doit se faire à titre d'accompagnement (en arabe Isti'nass). En d'autres termes, ce n'est pas une obligation. Or, il se trouve que le ministère a signé une convention avec l'IRCAM où il s'engage à généraliser l'apprentissage jusqu'au bac et sur tout le territoire !
“En plus, personne ne peut assurer que l'amazigh est enseigné dans les écoles pilotes ou pas. Parfois, les cours sont remplacés par des séances de rattrapage d'autres matières ou tout bonnement supprimés par manque de manuels ou d'enseignants”, atteste Mohamed Handaine, responsable de la cellule amazighe au sein de l'académie Souss Massa. Bref, c'est la cacophonie générale. Reste à savoir s'il s'agit d'une cacophonie due au démarrage de l'expérience ou délibérément entretenue par le système...