Darfour suite ...
A Khartoum, l’humiliation est à son comble. Le président limoge les gouverneurs du Darfour et fait arrêter de nombreux intellectuels et notables soupçonnés de sympathie pour la rébellion, à Nyala et El Fasher. Un comité de crise est constitué dont la principale décision va se révéler lourde de conséquences. Le général Osman Mohamed Kibir, nouveau gouverneur du Darfour Nord, enrôle officiellement les milices arabes, les arme et leur donne carte blanche. Les insurgés continuent à marquer des points, mais leurs villages sont désormais également attaqués.
A la fin de l’été, le président Bechir prend secrètement langue avec l’ALS, par l’intermédiaire du président tchadien. Ce dernier, d’origine zaghawa, connaît bien les rebelles et redoute que la crise n’altère son alliance avec le président Bechir. L’entremise réussit et un cessez-le-feu est conclu le 3 septembre à Abéché (Tchad). Il sera sans lendemain. Pour Khartoum, il s’agissait surtout de profiter des divergences politiques apparues au sein de la rébellion.
Un second groupe, le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE), multiplie en effet les actions au Darfour Nord. Présidé par le docteur Khalil Ibrahim, 44 ans, le MJE est à base zaghawa. Ancien membre du parti islamiste du docteur Hassan Al Tourabi (6), M. Ibrahim est de la famille du sultan de Tinè et a rompu avec le régime en 1999. En 2000, son groupe avait publié anonymement un Livre noir à succès, dénonçant la main mise sur l’Etat et la politique soudanaise de trois grandes tribus du nord du Soudan, Cheiquir, Djaalin et Danagla. Le MJE n’éprouve pour autant guère de sympathies pour la cause du sud du Soudan et se veut l’avocat d’un vaste Soudan central négligé, allant de la mer Rouge au Darfour.
Accusé par les autorités d’être un faux nez du docteur Tourabi (qui nie à moitié), le MJE ne fut pas invité à Abéché. Malgré le cessez-le-feu, la guerre se poursuivit donc, et ce d’autant plus que les Janjawids, écartés eux aussi de l’accord, poursuivaient leurs razzias, notamment dans la région de Zalingei, attaques de plus en plus souvent coordonnées avec l’aviation gouvernementale.
A l’expiration du cessez-le-feu, le 16 décembre 2003, la guerre reprit dans l’ensemble de la province. Ayant eu le temps de renforcer son armée, le gouvernement de Khartoum passa à l’offensive, avec de notables succès. Le chef militaire de l’ALS, M. Abdallah Abakkar, fut tué et l’armée reconquit les centres du pays zaghawa, Kulbus et Tinè, provoquant l’exode au Tchad de plusieurs dizaines de milliers de femmes et d’enfants. Même succès plus au sud, en pays masalit, et jusque dans les lointaines collines sahariennes habitées par les Meidobs. En revanche, les tentatives de l’armée d’investir le djebel Marra tournèrent court.
Proclamant sa « victoire complète », le président Omar El Bechir annonça le 9 février la « fin des opérations militaires ». Il n’en était rien. L’armée avait rétabli son contrôle sur les agglomérations, mais les combats continuaient. Les massacres de civils aussi. Ainsi, par exemple, le 27 février, dans la région de Tawila (Darfour Nord) ou, le 7 mars, dans celle de Wadi Salih (Darfour Ouest), où les Janjawids exécutèrent de sang-froid plus d’une centaine d’adultes. Les Nations unies ont également repéré au moins quatre camps de concentration de femmes et d’enfants où les conditions de vie sont effroyables. L’ALS, avec son nouveau chef militaire, M. Jibril Abelkarim Bahri, reste cependant puissante, malgré ses divisions internes : elle compterait plus de 10 000 combattants organisés.
L’espoir de parvenir à la paix dans l’interminable guerre du sud du Soudan limite les initiatives internationales au Darfour. Au Kenya, le gouvernement négocie avec l’APLS. La lenteur des discussions, engagées en octobre 2002 sous une forte pression de la diplomatie américaine, inquiète cependant (7). Le colonel Garang et le président Bechir peuvent-ils, à eux seuls, décider pour tout le Soudan ? L’insurrection du Darfour rappelle que non.
Conscient de la difficulté, M. John Garang se montre prudent. Tout en préservant les négociations en cours à Naivasha, au Kenya, il a protesté contre les ravages de l’armée et des Janjawids au Darfour et a apporté une aide militaire discrète à l’ALS. Il n’avait pu, ces derniers mois, éviter une crise de l’Alliance nationale démocratique, regroupement des opposants au régime, dont le pacte fondateur (droit à l’autodétermination pour le Sud en échange du soutien du Sud aux revendications démocratiques au Nord) s’était trouvé sérieusement écorné par le « cavalier seul » des négociations de Naivasha. Mais, le 13 février 2004, malgré les réticences de son président, M. Osman El Mirghani, le conseil de l’AND acceptait l’adhésion de l’ALS, donnant à la rébellion de l’Ouest la légitimité d’une cause nationale.
La seule offre politique du président soudanais aux insurgés darfouriens (une conférence de paix à Khartoum dirigée par un comité choisi par lui) s’apparentait, jusque-là, à une demande de reddition pure et simple. En mars 2004, à la veille du dixième anniversaire du génocide rwandais, les agences des Nations unies se résolurent à dénoncer ouvertement le « nettoyage ethnique » en cours au Darfour tandis que le secrétaire général Kofi Annan évoquait une intervention armée internationale.
Le président Bechir accepta, sous cette pression, de conclure, le 8 avril 2004, en présence d’observateurs internationaux, un nouveau cessez-le-feu de 45 jours, incluant cette fois le MJE. Mais, en l’absence d’un véritable accord politique entre la rébellion et le gouvernement et d’un désarmement effectif des milices arabes, ce troisième cessez-le-feu en six mois risque bien de n’être qu’un numéro de plus dans une longue série de faux-semblants.
Jean-Louis Peninou.
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(1) Chiffres fournis par les instances humanitaires de l’ONU début mars 2004. Le nombre des morts est très probablement inférieur à la réalité. La Croix-Rouge internationale et les associations se sont vu interdire toute présence au Darfour par le gouvernement jusqu’en avril 2004.
(2) Depuis 1994, le Soudan est composé de 26 Etats appelés wilayas, disposant d’un gouvernement et d’un conseil législatif, au lieu de neuf comme précédemment : Haut-Nil (Nil supérieur), Mer Rouge, Bahr El Jebel, Gezira, Jungoli, Darfour Sud, Kordofan Sud, Khartoum, Sinnar, Equatoria, Bahr El Ghazal du Nord, Darfour Nord, Kordofan Nord, Equatoria occidental, Alshimaliya, Bahr El Ghazal de l’Ouest, Darfour Ouest, Kordofan occidental, Gaddarif, Kassala, Nahr El Nil, Nil Blanc, Nil Bleu, Warap et Etat de l’unité.
(3) Depuis 1983, une guerre civile oppose le Nord arabo-musulman et le Sud chrétien et animiste représenté notamment par l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS).
(4) Lire Gérard Prunier, « Paix introuvable au Soudan », Le Monde diplomatique, décembre 2002.
(5) Ce dernier sera libéré trois mois plus tard, après des négociations avec les notables de sa tribu (arabes massiryas).
(6) Le docteur Tourabi, inspirateur du coup d’Etat de 1989, éminence grise du régime pendant dix ans, est devenu, après sa rupture avec le président Bechir en décembre 1999, un opposant résolu, dont les autorités redoutent l’influence. Accusé de tentative de coup d’Etat militaire, il a été à nouveau arrêté le 1er avril 2004, et son parti, le Congrès populaire, suspendu.
(7) Des accords ont été trouvés sur le partage des richesses, mais les négociations achoppent notamment sur les frontières et le statut de la ville d’Abyei.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | mai 2004 | Pages 16 et 17
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/PENINOU/11163
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