http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2005/11/20/article.php?sid=30809&cid=8
Belqacem Lounès, président du CMA (Congrès mondial amazigh), a été reçu le 15 novembre par Mouamar El Kadafi. Soit ! Il n'y en aurait rien à dire, si les oscillations politiques du “guide” libyen, de notoriété publique, n'incitaient à faire de cette rencontre ce qu'en informatique on appellerait une “lecture aléatoire”. Adossé à un puits de pétrole, concentrant entre ses mains un pouvoir absolu et inique dont pâtissent en premier lieu les Berbères de Libye, Kadafi fait de ses moindres lubies des actes d'Etat.
Le portrait psychologique du maître de Tripoli est de longue date connu. “Grand” chef avec un immense ego d'un tout petit pays, il n'a jamais dissimulé ses ambitions de diriger plus que la modeste Libye. Diriger ? Non, guider ! Diriger est la fonction d'un banal dirigeant. Guider est, en revanche, l'apanage d'un guide avec ce que cette fonction peut avoir de spirituel. Guider, c'est s'extraire à la sécularité des affaires pour se placer dans une transcendance religieuse. La fonction officielle de Kadafi est celle de “guide”. Sa carrière de dictateur est loin de souffrir du défaut de ces épisodes baroques qui font de lui un personnage de fiction presque aussi invraisemblable que ce caudillo dont Gabriel-Garcia Marquez décrit la démesure et l'irrationalité dans L'automne d'un patriarche. De la tente bédouine traînée aux quatre coins du monde comme un colifichet identitaire à la garde prétorienne exclusivement féminine et européanisée, en passant par toutes sortes de fantaisies, il donne l'impression d'assouvir un inextinguible appétit ludique en jouant avec un pays comme un enfant avec un jouet. Depuis 1969, date du coup d'Etat qui allait faire de lui un guide à vie, il a essayé toutes les combinaisons, toutes les unions, prétendu à tous les leaderships. Et tout a toujours capoté ! Il s'est rapproché de l'Egypte de Nasser finissant, de la Tunisie gérontocratique de Bourguiba, de l'Algérie comateuse de Boumediene puis délétère de Chadli Bendjedid. L'arrière-pensée a toujours été la même, grossièrement la même : agrandir, en s'alliant à un autre pays, le champ de son pouvoir pour mieux peser sur le plan international. Accroître son aura pour qu'elle rayonne sur toute la planète. En panne de troupes, il serait capable d'aller chercher je ne sais qui je ne sais où. Le fait est que le guide libyen, descendu de son pur sang arabe, a décidé de changer de monture. Il enfourche l'africanité et, à en croire Belqacem Lounès dans une interview publiée par le site kabyle.com, il “voudrait que les Imazighen jouent un rôle encore plus important dans l'unification de l'Afrique du Nord et qu'il comptait aussi sur nous pour que nous soyons un exemple et des acteurs pour l'unification de toute l'Afrique”. Je ne veux pas commenter la réception par le renard du désert de la délégation du CMA que son président rapporte comme ceci : “Il m'a reçu en tant que président du Congrès mondial amazigh (CMA) dans des conditions officielles, un peu comme il a l'habitude de recevoir les chefs d'Etat étrangers.” Je ne veux pas commenter cette rencontre car il appartient au Congrès mondial amazigh de le faire dans les modalités réglementaires qu'il s'est données. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Pour qui ? Pour quoi ? Ce sont autant de questions qui suscitent déjà des échanges assez vifs. D'aucuns voient dans cette réception une reconnaissance officielle du CMA et, par extension, de l'amazighité. A l'inverse, d'autres comprennent cette rencontre avec un “mégalo” et un “parano” comme une “honte”. On peut multiplier à l'infini ces sentiments qui se prennent souvent pour des opinions, lesquelles opinions se posent en analyse. Ce genre d'affaires, c'est l'évidence, ne se confine pas dans le manichéisme qui consiste à savoir si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Ce que je voudrais commenter, ce n'est donc point le fait lui-même que la façon dont le président du CMA le rapporte dans cette interview. Passe sur les compliments décernés à Kadafi, absous ipso facto de toutes les répressions antiberbères par le seul fait d'avoir reçu une délégation du CMA. “J'ai précisé, dit Belqacem Lounès, nos revendications qui sont valables dans tous les pays où vivent les Amazighs, y compris pour la Libye, où la situation des Amazighs est la plus délicate, parce qu'ils n'ont pas, par exemple, le droit de créer une association, ni de s'exprimer sans être passibles de poursuites. D'ailleurs, beaucoup vivent en exil”. Ce qu'il faut admirer là, ce sont les circonlocutions euphémiques : “Y compris pour la Libye”, “situation délicate”, “par exemple”, “passibles de poursuites”, “d'ailleurs”. A ce propos, il serait instructif de savoir si, parmi ces Berbères de Libye poussés à l'exil par la répression de Kadafi, il y a des membres du CMA et quelle est leur opinion sur cette rencontre. Passe encore sur l'enthousiasme découlant de “l'accueil chaleureux” et de la “très bonne ambiance avec une franchise dans les discussions”. Ce qui me laisse personnellement perplexe, c'est cet aveu de Belqacem Lounès rapportant que “M. Kadafi nous a confié qu'avant notre arrivée : 1) il avait une mauvaise image de nous ; 2) qu'il nous considérait comme racistes ; 3) que nous voulions jeter tous les Arabes à la mer ; 4) que nous étions manipulés par des puissances étrangères”. Le vieux briscard de Kadafi avait, somme toute, des préjugés ordinaires à l'égard des Amazighs. Lui qui en a vu des vertes et des pas mûres, qui a roulé sa bosse, il a, poursuit Belqacem Lounès avec une conviction qu'on ne peut qu'admirer, “à la fin de l'entretien et en fonction de mes réponses”, “affirmé qu'il avait changé d'opinion à notre sujet et que cette mauvaise image qu'il avait de nous avait complètement changé”. Il n'en faut pas beaucoup pour le “guide” d'un pays de barbouzes, qui flique tout ce qui bouge, pour s'informer vite fait et changer d'opinion. Mais tout cela, Belqacem Lounès le sait à coup sûr. Reste que cette rencontre, sur laquelle il ne s'agit pas de poser un regard moral mais politique, n'apparaîtra qu'en fonction de ses résultats, notamment sur la liberté des Berbères en Libye, les plus réprimés du monde.
A. M.