Un entretien avec Abdallah Bounfour

Nourdine

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Tamazight

Entretien exclusif avec Abdellah Bounfour, écrivain et chercheur :

“Je suis incapable d’écrire en tifinagh avec aisance”

Le chercheur ici se départit de sa rigueur académique pour lancer des idées controversées. Abdellah Bounfour est plus qu’un chercheur, il est intellectuel. Il démêle les échevaux d’une situation pour en dégager le sens. Professeur à l’INALCO, l’une des institutions prestigieuse de France, il n’a jamais perdu le cordon ombilical avec son pays et son domaine de prédilection : l’amazighité. Il y est venu par les origines certes, mais surtout par une certaine idée du Maroc. Vite il a compris que l’activisme seul ne suffit pas.


Il a choisi la voie de la science et de la raison. Bounfour ne cède pas aux idées en vogue et encore moins aux idées reçues. Une idée qui se décline dans ses travaux est que l’amazighité doit-être au service du Maroc et non l’inverse. Entendons : l’amazighité doit être un vecteur de modernité et non une fossilisation de la mémoire..


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Monsieur A. Bounfour, quelle est votre évaluation de la revendication amazighe à l’échelon régional, d’abord, et au niveau national ensuite ?


Si vous voulez parler de la région au sens de la géographie linguistique, alors on peut dire qu’il y a une dynamique qui, aujourd’hui, est multiple ; elle n’est pas seulement linguistique et identitaire mais œuvre dans des secteurs plus vitaux pour les populations, plus concrets car déterminants pour leur vie quotidienne : l’eau, l’électrification, les routes etc…
Voyez-vous, les gens de mon village ne se posent pas de question d’identité : ils savent qu’ils sont amazighes et ils ne leur vient même pas à l’idée que quelqu’un puisse en douter. De toute façon si quelqu’un ose, ils répondront comme ils l’ont toujours fait : igellin, ur igi seg dghi (Le pauvre ! Il n’est pas d’ici !; entendez par là qu’il ne comprend rien). Je peux même vous dire qu’ils se lamentent de voir leur progéniture mal parler la langue amazighe.
Au niveau national, on ne peut que constater le chemin parcouru. Vous savez que je fais partie de cette génération qui a vécu l’affrontement du nationalisme et du colonialisme. J’étais un enfant mais j’ai gardé des souvenirs très vifs dont certains ont été décrits par mon ami A. Abouélazm dans le premier volume de son autobiographie, le Mausolée. J’étais scout dans le mouvement le plus réformiste et le plus moderniste de l’époque, Hizb al-Shûrâ wa l-Istiqlâl. Figurez-vous que même là, le racisme anti-amazighe sévissait. Cela, je ne l’ai jamais oublié.
Qu’aujourd’hui les Imazighen puissent écrire leur langue, la parler dans des réunions, publier, s’associer pour la défendre, je ne peux pas dire que c’est peu. Mais il reste beaucoup à faire. En tout cas cela nous donne raison, à moi et à mes anciens amis fondateurs de la première association amazighe, l’AMREC, depuis longtemps devenue le patrimoine d’intérêts qui, à mon sens, n’avaient rien à voir avec la vision de ses fondateurs.

( à suivre)
 
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Quels sont les apports et les impacts de l’émergence des discours sur l’identité dans le monde sur le combat amazighe ?
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Ce serait trop long et trop fastidieux de répondre avec précision à cette question. Mais, il y a un principe général qu’il ne faut jamais oublier : toute cause juste peut être utilisée pour des objectifs inavouables.
Restons dans la tonalité de ce qui précède : la lutte anti-coloniale, qui peut douter de sa justesse hier et aujourd’hui ? Pourtant cette noble idée a été dévoyée pour des intérêts partisans.
Tout cela pour vous dire ceci : il faut toujours se poser la question suivante : Pourquoi X soutient ou ne soutient-il pas la cause identitaire amazighe ? Ce n’est pas toujours pour elle-même qu’on soutient une cause. Si on ne la soutient pas, c’est peut-être aussi parce que la manière dont elle est portée n’est pas crédible. Il faut y penser sérieusement.
L’affirmation d’une identité amazighe est, certes, juste mais il reste à définir tout ce qu’on met derrière le mot «identité».



Quelles spécificités caractérisent, selon vous, le discours du Mouvement amazighe ?
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Il n’y a pas un seul discours mais des discours amazighes. La seule chose qui leur est commune est l’affirmation de l’identité parce que ce mot est magique. Il dispense de toute réflexion car il a la force de l’évidence. La plus évidente des évidences est la tautologie : nous sommes amazighes parce que nous sommes amazighes. Au jour d’aujourd’hui, la réponse la plus intelligente est celle-ci : nous sommes amazighs parce que nous parlons l’amazighe. Mais là aussi règne la force de l’évidence.Réfléchissons un peu et profitons des expériences des peuples que nous connaissons un peu mieux que d’autres. Le Mouvement Amazighe se plait à critiquer l’arabisme baasiste au Maroc et il a raison même si ses critiques sont parfois d’une méconnaissance navrante de l’histoire. Mais souvenons-nous que le postulat de base de cet arabisme est aussi une tautologie : est arabe quiconque parle arabe. En un mot, la revendication identitaire ne va pas de soi. Elle peut être meurtrière malgré sa justesse. Les porteurs de cette idée doivent y réfléchir.

( à suivre)
 
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Comment évaluez-vous l’état de la recherche scientifique au niveau national ?
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Permettez-moi d’abord une remarque : la recherche n’a pas de nationalité. Aujourd’hui la communauté scientifique est internationale ou n’est pas. Souvenez-vous de la découverte du virus du Sida dont on vient de fêter l’anniversaire.
Ceci dit, une nation peut avoir des programmes de recherches qu’elle veut garder jalousement. Il ne me semble pas que l’Etat marocain ait décrété que la recherche en études amazighes soit une priorité nationale. Par conséquent, on ne peut parler d’une recherche nationale.Ceci étant dit, il faut ajouter que le Maroc dispose d’individualités de haut niveau scientifique qui, d’ailleurs, sont dans des réseaux internationaux de recherche.
Il faut aussi dire que je regrette que ces individualités n’aient pas pu trouver l’aide nécessaire auprès de leurs universités pour donner à la recherche toute l’ampleur qu’ils souhaitent lui donner. Je ne donnerai pas de noms car la liste serait longue et je sais que vous n’avez pas suffisamment de place. Mais je peux vous dire qu’ils ne sont pas tous à l’IRCAM.



Quel regard portez-vous sur l’IRCAM ?
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Je crois avoir écrit un article sur la cérémonie qui a rendu officiel cette institution. J’ai regretté que ce ne soit un institut universitaire de recherche fondamentale et appliquée. Le choix a été autre.Ma formation scientifique m’empêche d’émettre un quelconque jugement tant qu’il n’y a pas d’actes objectifs susceptibles d’être évalués. Laissons les gens travailler puis nous verrons. Je souhaite tout simplement que l’IRCAM n’ait pas le destin du HCA algérien.

( à suivre)
 
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Comment réagissez-vous au choix de la graphie tifinagh pour l’enseignement de l’Amazighe ?
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J’ai déjà écrit un article là-dessus et publié au Maroc. Je sais que vous l’avez lu.
Tout ce que je peux dire, c’est que c’est un non choix et qu’il a manqué un peu de courage aux membres du conseil d’administration.
Dans tous les cas je suis incapable d’écrire en tifinagh avec la même aisance et la même rapidité qu’en caractères latins et arabes.
Mais voyez-vous, on demande à nos enfants ce dont nous sommes incapables ; ils auront l’impression de recommencer à zéro et ils nous en voudront.


Des composantes du Mouvement Amazighe estiment que l’IRCAM est une institution créée pour récupérer et domestiquer la revendication amazighe ? Qu’en pensez-vous ?
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Il y a, dans cette question, un lexique que je connais et qui a fait tort à beaucoup de projets.
Comme je vous l’ai dit, je regrette que cet institut ne soit pas universitaire. Pourquoi ?
Parce qu’en tant qu’universitaire, j’estime qu’il doit y avoir une distance, une médiation nécessaire entre la direction politique et la recherche scientifique. Ce sont deux logiques différentes : la politique est gestionnaire, c’est sa nature ; la science est la recherche de la vérité quelle que soit son impact. La médiation protège à la fois le politique et le scientifique.
C’est la proximité des deux, voire leur confusion, qui fait que des gens s’autorisent à dénigrer l’IRCAM y compris dans son activité scientifique. Or, les concepteurs de cet institut devaient avoir en vue ce type de perception de leur création pour l’éviter.
Mais comme je vous l’ai dit plus haut, laissons les gens travailler. De toute façon quelle que soit l’institution, elle vaut par les gens qui l’animent et je peux vous garantir que les scientifiques authentiques démontreront que les sceptiques ont tort.

( à suivre )
 
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Où se situe, d’après vous, l’avenir de l’Amazighité: les associations, les institutions officielles, l’université, la rue…?
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Je ne sais pas ce que vous appelez la rue. Si vous voulez dire les manifestations, sachez qu’il y a méprise. On semble découvrir les délices de manifester. Il fut un temps où c’est le peuple qui le faisait avec fougue. Là, c’est soft comme là-bas. D’ailleurs on rentre pour se regarder à la télévision. Permettez-moi de vous dire que c’est faire fausse route.
Une manifestation en France peut changer une politique (l’école privée sous Mitterand, la défaite de A. Juppé, le renvoi de Cl. Allègre).
Or, que constatons-nous ?
La seule manifestation qui ait changé un acte politique du gouvernement, c’est la manifestation islamiste contre le code du statut personnel.
Cela en dit long.
Quant à l’amazighité, elle a besoin de toutes les potentialités mais chacune dans ce qu’elle sait mieux faire. Pas de confusion des genres.



Quel serait, selon vous, l’apport de la lutte au niveau politique, pour l’avenir de l’Amazighité au Maroc dans les circonstances actuelles ?
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Pour moi c’est très simple : tous les partis politiques, tous les syndicats, toutes les institutions disent que l’amazighité appartient à tous les Marocains. Soit ! Alors que le Mouvement amazighe, pour autant qu’il a une vision claire des programmes précis et un timing, leur demandent de l’appliquer dans leur pratique et ensuite dans l’ensemble des institutions dont ils ont la charge.
Prenez le cas de l’alphabétisation et posez leur deux questions: dans quelle langue doit-on alphabétiser et pourquoi ? Le ferez-vous dans votre institution ?

( à suivre )
 
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Quelles valeurs de modernité peut promouvoir le combat amazighe ? Etes-vous optimiste pour l’avenir de l’Amazighité ?
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Voilà une question lourde. Je crois vraiment que c’est la seule question qui vaille. Alors je vais prendre un peu de temps.D’abord, qu’appelons-nous modernité ?
La réponse ici est la suivante : la modernité n’est pas ce qu’on a appelé le transfert de technologie car si c’était le cas, le Maroc serait développé puisqu’il importait des technologies (armement) depuis les Saadiens au moins. Ce n’est pas la copie des institutions sinon le Maroc aurait été un modèle démocratique puisqu’une constitution lui a été proposée depuis 1905. La modernité réside dans un effort interne gigantesque que doivent mener ses élites dans la remise en cause courageuse de ce qui, dans la culture marocaine, est mortifère – je dis bien mortifère. Ce travail n’a jamais été fait de manière exhaustive avec l’objectif d’entrer dans l’âge industriel et technologique. On se plait de critiquer la philosophie des Lumières en emboîtant le pas aux travaux de certains intellectuels européens. Mais je conseillerai aux élites des Imazighns de bien méditer le processus qui a introduit l’Europe, le Japon et toute l’Asie dans la modernité. Il leur faudrait accepter de perdre ce qui est mort dans leur culture, d’en faire le deuil, un deuil actif au sens freudien du terme, pour redevenir créateur comme leurs ancêtres l’ont été. En d’autres termes, la modernité est un long processus de construction et de déconstruction de soi, d’un sujet amazigh digne de notre temps. Elle n’est pas dans une image figée d’un passé, fut-il glorieux.
Je pense que cette question doit faire l’objet d’un programme de recherche de longue haleine. C’est un poète qui la traite avec des accents de haute qualité, Azaykou dans Timitar. Cela peut vous sembler curieux mais les poètes sont des penseurs et des visionnaires. La modernité est une plongée critique en soi sans concession. Cette plongée est douloureuse, c’est un scalp combien nécessaire pour retrouver le sens de la vie.


Comment appréciez-vous l’évolution de la situation en Kabylie ?
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Pour ce que j’en sais, je peux vous dire que c’est un immense gâchis. Le Mouvement culturel kabyle des années 80 a soulevé d’immenses espoirs dans divers domaines, y compris celui de la modernité. Et voilà qu’on nous ressort des institutions tribales, arch. Les divisions sectaires, que d’autres appellent segmentaires, et les ambitions individualistes ont cassé cette dynamique. En d’autres termes, toute une partie de l’élite a trahi l’espoir des débuts. La trahison des clercs, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Benda, est un processus récurrent de l’histoire des Imazighns, C’est un des thèmes les plus forts dans le premier recueil, encore une fois, de mon ami Azaykou, Timitar.


En tant que marocain, comment réagissez-vous face aux événements tragiques du 16 mai à Casablanca ?
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Je trouve votre appellation «événements tragiques» très pudique. Ma réaction est celle de toute personne sensée : le rejet total et sans concession.
Ceci étant, j’invite toutes celles et tous ceux qui ont organisé des cercles, des colloques de réflexion après le 11 septembre à faire de même pour comprendre ce qui s’est passé ce 16 mai. Comprendre ne signifie pas justifier le crime mais penser comment un être humain en arrive à tuer d’autres par fanatisme, par haine de l’humain chez soi et chez autrui. Qu’on ne me dise pas que c’est au nom de l’islam. J’estime que le 16 mai, un cap a été franchi parce qu’on a toujours pardonné et/ou parce qu’il y a eu de la complaisance. Ceci étant dit le temps de l’analyse doit venir. Mon hypothèse est la suivante : la planète est confrontée à deux nihilismes dont la seule valeur est la puissance brute; les dirigeants américains ne réfléchissent plus les rapports internationaux qu’en termes de puissance et ce que l’on appelle «terrorisme» ne réfléchit plus qu’en termes de mort. En d’autres termes, la puissance impériale des USA et la culture du «terrorisme» sont les deux côtés d’une même pièce. De ce point de vue, les choses deviennent claires. En ce qui concerne le Maroc, il faut savoir que les mots tuent et que ces mots sont devenus anodins y compris dans la pratique religieuse la plus innocente. C’est donc toute une refonte du contenu de l’enseignement, y compris l’enseignement religieux, qu’il faut entreprendre. Cela fait partie des chantiers fondamentaux de la modernisation. Cela a un nom : la sécularisation de la vie ensemble et non la laïcité comme certains le chantent sur tous les tons. La sécularisation est plus un mode d’être ensemble alors que la laïcité à la française est fragile. Voyez ce qu’elle subit ces derniers temps de tous les communautarismes à l’anglo-saxonne. Qu’il faille défendre la laïcité cela va de soi. Mais il faut savoir que ce mode d’être est une exception française. Et encore ! Le ministre de l’intérieur français est aussi ministre des cultes. Sarkozy l’a démontré récemment mieux que quiconque au grand dam des défenseurs de la laïcité stricte. Aux Marocains d’inventer leur mode de sécularisation qui est inéluctable pour entrer dans la modernité. Sans la sécularisation de la pensée et de la société il n’y a pas d’accès à la modernité.

Entretien réalisé par Moha Usaid
06/06/2003
 
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