souss1
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Etre capturé par l′ennemi est un risque du métier. Pas chez les Forces armées royales. Pendant plus de 20 ans, des centaines de soldats marocains emprisonnés à Tindouf ont été soumis aux tortures, humiliations et travaux forcés, sans que le royaume lève le petit doigt pour les aider, ne fût-ce qu′en appelant au respect des conventions internationales.
Puis le Polisario a commencé à les relâcher, par vagues de 100 à 300. Un temps, le Maroc n′a pas voulu d′eux. Puis il les a accueillis, comme à regret, froidement et sans égards.
Enfin, ils les a livrés à leur sort, avec moins que le minimum requis pour survivre.
Ailleurs, les anciens prisonniers de guerre sont des héros.
Ici, ce sont des pestiférés. Driss Bennani les a rencontrés,
a recueilli leurs témoignages et ceux de leurs familles.
Tout commentaire serait superflu.
La prison : Humiliations et travaux forcés
Ils ont passé 10, 15, 20 ans et plus entre les camps de Tindouf et les prisons algériennes. Pendant plus d’un quart de siècle, ils ont été frappés, torturés, séquestrés et parfois violés sans que personne, le Maroc en tête, ne bouge le petit doigt. Difficilement, ils racontent leur calvaire, nous parlent de leurs années de détention et de leurs conditions de vie. Poignant.
"Un jour, on nous a servi deux olives pour 16 personnes"
Dès notre arrivée, on a commencé par nous taper dessus avec des gourdins et des câbles électriques sans raison particulière, sinon celle — c’est ce qu’on nous répétait — qu’on avait voulu leur prendre leurs terres. (Ahmed nous montre sa jambe) Lors de ma première semaine de détention, un militaire algérien m’a donné un violent coup de pied au genou, je ne pouvais plus tenir debout, ce sont d’ailleurs mes frères (soldats marocains) qui me l’ont remis en place. Quelques jours après, on est venu nous chercher pour nous présenter à des journalistes libyens, algériens et européens. On m’a demandé de dire du mal de mon pays et du roi, chose que j’ai toujours refusée et qui m’a valu les pires tortures. Une semaine après, alors que je me tenais à peine debout, j’ai été forcé de commencer le travail, qui allait durer plus de vingt ans sans arrêt. Durant les premiers mois, je devais livrer 100 briques par jour. Je boîtais, mais je devais tout faire. Chercher la terre, l’eau, préparer la pâte, le moule, faire sécher. On ne devait pas regarder autour de nous. Dès que mon regard croisait celui d’un de nos gardes, il me lançait âlach tkhrrass fia ? (qu’est ce que tu as à me regarder ?) avant de s’acharner sur moi.Cela pouvait me prendre toute la journée et une grande partie de la nuit. D’ailleurs, on ne dormait pas plus de trois ou quatre heures par jour, juste le temps de la rotation des gardes.
Dans les prisons algériennes, c’était différent. Soit on nous servait un petit plat de pâtes sans viande et un pain rond par jour, soit on recevait notre ration alimentaire mensuelle que nous gérions tout seuls. En tout, un kilo de riz, autant de lentilles, du sucre, et un demi-litre d’huile par mois. Un jour, et vous pourrez demander à mes frères, qui étaient avec moi, on nous a servi deux olives pour 16 prisonniers. On les a partagées entre nous pour le souvenir. J’étais interdit de prière et roué de coups à chaque fois que je prononçais Maliki yaoumi d’dine. C’est simple, le mot malik (roi) était interdit. On devait donc être très vigilants, et éviter tous les mots comme hab l’mlouk (cerises), etc.
mes côtes étaient coincées contre le mur, mes jambes fléchies et la tête écrasée par le plafond"
La bataille de juillet 1985 a duré plus de quatre heures. A la fin, nous n’avions plus de munitions et beaucoup de nos soldats avaient été tués. J’ai d’abord été transféré à Zouirat, en Mauritanie, puis à Tindouf. Partout où j’allais, je faisais facilement la différence entre les militaires algériens et sahraouis grâce au teint, plus clair des Algériens, et à l’intonation du langage. En 1986, j’ai fait une tentative d’évasion qui a failli aboutir. Nous étions trois détenus à avoir, petit à petit et sur trois mois, creusé dans le mur. Nous avons ensuite attendu près de trois semaines pour nous évader au moment du changement des gardes. A trois heures du matin, nous étions dehors, puis nous avons marché plus de 24 heures pour arriver dans une région montagneuse où ils ne pouvaient plus suivre nos traces sur le sable. Nous étions en Algérie. Quelques heures après, j’étais intercepté par une patrouille algérienne et mis en prison. Deux jours plus tard, "Bizat" (c’est ainsi que les Marocains surnommaient le Polisario) sont venus me chercher. Arrivés à Tindouf, ils ont rassemblé tous les prisonniers marocains du camp (près de 300 personnes) pour leur expliquer que toute tentative d’évasion était vaine avant de leur ordonner — et ce n’était que le premier supplice — de me marcher dessus un à un. Certains m’évitaient, bien évidemment, mais beaucoup l’ont fait de peur des représailles. Après six mois de bastonnade, j’ai été mis en cellule. En fait, la cellule a la taille d’une chaise, elle fait moins de 1,50 m en hauteur pour à peine une cinquantaine de centimètres en largeur. J’avais l’impression d’être enfermé dans un verre, je ne pouvais pas bouger, mes côtes étaient coincées contre le mur, mes jambes fléchies et la tête constamment écrasée par le plafond. A ma sortie de cellule, je marchais à quatre pattes, je ne tenais plus debout et j’avais du sang qui coulait de partout, comme une femme qui a ses règles. Puis il y avait l’coufitir (littéralement, confiture). On m’avait enduit de confiture et exposé au soleil, mains et pieds liés pendant trois ou quatre jours jusqu’à ce que tout soit avalé par les moustiques et autres insectes ou reptiles qui couraient sur mon corps jour et nuit, et que le reste se soit évaporé à cause du soleil et de la chaleur. Pendant tout ce temps, j’étais bien évidemment interdit de nourriture et d’eau et personne ne pouvait s’approcher de moi.
Durant mon séjour à Tindouf, j’ai aussi découvert à quel point le Polisario était armé. On passait des nuits entières à décharger des cargaisons d’armes venues d’Egypte, d’Iran, de Syrie et de Libye.
"Abdelaziz El Marrakchi nous donnait des coups de fouets par derrière, comme des bêtes"
Malgré une grave blessure à la jambe, on m’obligeait à travailler. Nous avons commencé par creuser de grandes fosses qui servaient à déposer les armes. Nous n’avions pas le droit de regarder plus loin que la pointe de la pelle qu’on tenait entre nos mains. Abdelaziz El Marrakchi passait des fois, en personne, nous donner des coups de fouets par derrière, comme des bêtes. Durant les premiers jours, on nous réveillait jusqu’à cinq fois par nuit pour faire l’appel. En plus des coups de matraque et de câble électrique, j’ai assisté à plusieurs scènes de torture dont l’barmil (littéralement baril). La "technique" consistait à enfermer un prisonnier dans un baril de 50 litres avec un couvercle en béton et deux petites ouvertures sur les côtés pour la respiration. Le prisonnier pouvait y rester plusieurs jours et chaque fois que quelqu’un passait à côté, il y donnait un petit coup à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. Je n’ai jamais essayé, mais on m’a dit que ça résonne très fort à l’intérieur… Ça surprend et les coups peuvent s’enchaîner infiniment, surtout quand c’est un groupe qui passe à côté, ou qui s’attroupe autour pour boire le thé, et rigoler un bon coup en regardant le petit Marocain enfermé à l’intérieur frémir à chaque coup. Pour manger, on nous servait du riz dans des brouettes avec beaucoup de bekhouch (genre de scarabées). On ne les enlevait pas. On avait tellement faim qu’on les mangeait avec le riz et ça nous rassasiait.
"J’ai subi 10 prélèvements sanguins en deux mois"
A notre arrivée à Tindouf, un militaire nous a lancé : "vous les Marocains, vous êtes de vrais guerriers, on ne peut rien contre vous, mais vos supérieurs vous vendent pour pas cher". A l’époque, je refusais d’y croire. Mais il n′y avait pas que nos supérieurs. En 1980, par exemple, George Habach (FPLP) est venu en visite à Tindouf. Il nous avait dit que le Maroc, tout comme Israël, avait chassé ces gens (Sahraouis du Polisario) de leurs terres et que désormais, le sort de la Palestine était étroitement lié à celui du Polisario puisque c’était, selon Habach, le même combat avant de conclure en nous disant : "j’espère vous voir bientôt dans la république marocaine". Je n’ai alors pas pu m’empêcher de lui répondre que c’était bien fait pour les Marocains qui étaient allés combattre aux côtés des Palestiniens, mais que ça ne m’étonnait pas de lui. Je l’ai payé très cher, six mois de torture, on me ¨collait contre les plaques brûlantes des camions, on me mettait au milieu d’un groupe de militaires qui prenaient le thé, et qui me brûlaient avec leurs mégots de cigarettes. Souvent aussi, on nous prélevait du sang, par force, pour soigner leurs blessés de guerre. J’ai personnellement subi 10 prélèvements en deux mois.
"Hez lfousfate ldin mok"
On nous emmenait dans les camps sahraouis, on nous mettait au milieu de la place, entourés de femmes et d’enfants qui nous jetaient des pierres, chantaient, lançaient des "youyous" et dansaient l’guadra (danse sahraouie). Ils leur disaient que nous avions tué leurs maris et enfants. Pour eux, nous étions les sh’louh. Des fois, ils nous obligeaient à faire la prière pour qu’à la fin, ils nous lancent un bout de pain sur lequel nous nous jetions littéralement. Ça les amusait. Quand ils avaient fini de faire leurs besoins, ils nous obligeaient à les ramasser en disant : "hez lfousfate ldin mok" (approximatif : "ramasse le phosphate, ####"). Ils découpaient les câbles électriques qu’ils recevaient en donations pour nous frapper avec. Nous volions les boîtes de conserves périmées qu’ils nous refusaient, et qu’ils jetaient. Ça a fini par tuer pas mal de monde.
Le retour : Mépris et froideur
243 nouveaux prisonniers ont été relâchés le lundi 1er septembre 2003 par le Polisario. Comme leurs camarades relâchés avant eux, ils ont subi les pires supplices. Et, comme eux, leur accueil a été tiède, sinon froid. Le récit suivant est la synthèse de plusieurs témoignages, recueillis auprès des prisonniers relâchés et de leurs familles. Tous requièrent l’anonymat. Désolant.
Jour 1
C’est vers 11h30 que le premier avion du CICR se pose sur la piste de la base de Bensergao, à Agadir, en cette journée ensoleillée du 1er septembre. A son bord, 121 prisonniers fraîchement relâchés des camps du Polisario à Tindouf. A 16h30, le même jour, le même appareil ramène à Bensergao 122 autres détenus relâchés. Sur la piste, "l’accueil est tiède, sinon froid" selon les dires d’un responsable de l’association des fils et familles de disparus. Quelques familles d’officiers sont déjà sur place, attendant leurs proches au mess des officiers. Le reste, familles de sous-officiers et d’hommes de troupe, attendent dehors. Beaucoup ont passé la nuit à la belle étoile ou dans des hôtels bon marché. Ils ont fait le déplacement à leurs frais, souvent en famille. Cela leur a coûté très cher mais peu importe. Ils attendaient ce moment depuis plus de 25 ans, et il était enfin arrivé. Mais, les retrouvailles ne sont pas pour aujourd’hui. La visite est interdite.
Les prisonniers relâchés s’installent, reçoivent chacun un sac avec dedans : un jogging de mauvaise qualité, des sandales et une gandoura. Selon des témoignages concordants, un officier aurait même piqué une crise de nerfs et jeté le sac qu’on lui avait remis, au vu de l’accueil et de la qualité des vêtements.
Les officiers seront alors installés au mess, alors que le reste passera la nuit à la caserne. Certains proches parents d’officiers pourront même passer la nuit dans des chambres mitoyennes.
Jour 2
Dès les premières heures de la matinée, les autres familles d’officiers commencent à entrer au mess pour retrouver leurs parents. Les autres, soit plus de 140 familles, attendront jusqu’à midi sous un soleil de plomb. En milieu de journée, un militaire s’adresse aux familles : "Allez-vous-en ! Il n y aura pas de visites tant qu’il y a pas d’ordres des supérieurs. Revenez jeudi, on verra". La colère des familles monte d’un cran et l’accrochage n’est pas loin. C’est le moment que choisit un autre militaire pour lancer à la foule amassée devant l’entrée de la caserne : "loukountou rjal, koun chftouhoum fi Tindouf" (si vous étiez des hommes, vous seriez partis les voir à Tindouf). Le pas est franchi. Les familles se dirigent alors vers la porte d’entrée et répètent des slogans pour pouvoir entrer et voir leurs proches. Une manifestation éclate au portail de la caserne principale de la zone sud. Un capitaine finit par autoriser les familles à accéder à l’intérieur de la caserne. Les admis à l’intérieur sont filtrés. Ne sont acceptés que les fils, femmes ou parents d’un prisonnier.
Un quart d’heure après, les familles sont rassemblées dans un grand hangar, qui sert en fait de salle de projection. Les militaires et les gendarmes veillent au grain.
Les prisonniers libérés entrent en file indienne, les familles cherchent leurs proches des yeux sans oser bouger de leur place. Pendant un moment, c’est le désordre total. Les familles ont du mal à reconnaître les parents et vice versa, tout le monde se cherche, s’embrasse, s’enlace, pleure au même moment.
"Nous n’avions pas le moindre degré d’intimité, pas de respect de la vie privée. On nous a gâché un moment historique. Je voulais être à l’aise avec mon père. A son départ, j’étais encore un bébé, et aujourd’hui, je retrouve un vieil homme abattu et affaibli par tant d’années de prison et de torture", s’insurge un fils de détenu.
Après les toutes premières retrouvailles, chaque famille se retire avec son proche au jardin, pour se mettre à même le gazon. "On n’a même pas prévu de salon d’accueil. Ils étaient pourtant au courant de notre arrivée 20 jours avant. Pourquoi est-ce que les officiers ont droit à autant de faveurs ? N’avons-nous pas fait la guerre et la prison ensemble ? A Tindouf, nous étions au moins égaux", témoigne un ex-prisonnier.
Et le fils de surenchérir, "est-ce qu’ils croyaient que les familles ne viendraient pas les voir ? S’il n′y avait pas eu la manif, on ne les aurait même pas vus".
14h15 : les gendarmes viennent évacuer tout le monde. C’est fini pour aujourd’hui.
Jour 3
Le quotidien s’installe déjà. Au menu du déjeuner : des haricots blancs après 26 ans de lentilles et de pâtes. "Et dire que le Maroc est une terre d’accueil pour les touristes. Voyez ce qu’on donne à manger à des héros de guerre", s’étonne un membre de l’association des fils et familles de disparus.
Chez les officiers, c’est un tout autre décor. Au mess, ils ont droit à la piscine. Le soir, ils reçoivent les officiers locaux qui viennent leur rendre visite. Les sous-officiers et hommes de troupes sont traités comme de simples soldats, sinon des prisonniers. Ordres, cris, maltraitance, le choc est brutal.
A l’écoute de tout cela, les ex-prisonniers restent de marbre, ils ne sont même pas étonnés. Ils ont déjà vécu tout cela et n’ont plus aucun espoir de changement.
France Libertés : Changement de "méchant"
Il y a quelques semaines, France Libertés était encore l’ONG qui soutenait l’autodétermination du peuple sahraoui, l’association qui, nous disait-on, vouait une haine viscérale à notre pays et à son intégrité territoriale. Depuis la mi-août, la fondation présidée par Danielle Mitterrand est envisagée autrement. Son rapport sur les conditions de détention des prisonniers de guerre à Tindouf a beaucoup plu, au Maroc. Le document, long de 53 pages, énumère les violations de Droits de l’Homme commises par l’Algérie (une première !) et le Polisario contre les détenus marocains. Meurtres, insultes, mutilations… tout y est. En conclusion, France Libertés annonce la suspension de ses interventions dans les camps sahraouis et reconnaît "avoir participé indirectement à l’utilisation d’une main d’œuvre illégale et esclave".
Dans ses recommandations, la fondation demande évidemment au Polisario et à l’Algérie de regrouper les prisonniers, d’améliorer leurs conditions de détention et de permettre à France Libertés d’effectuer une seconde mission d’enquête dans les camps que la fondation n’a pas visité. Plus loin, le rapport recommande aux Nations Unies l’envoi d’une commission d’enquête sur place et aux organismes qui soutiennent le Polisario d’enquêter à leur tour sur "les faits graves
du détournement de l’aide humanitaire".
Question : pourquoi est-ce que la fondation n’a pas publié de rapport avant cette date, sachant qu’elle avait accès aux camps et aux prisonniers ? Réponse : "parce que personne ne nous a saisi de l’affaire". En effet, c’est après la publication du rapport de l’Association sociale nationale des familles des martyrs et disparus du Sahara marocain, et son envoi aux parlementaires européens, que la fondation se saisit de l’affaire et noue des contacts avec ladite association, qui lui fournit tous les éléments en sa possession pour commencer son enquête.
Dernière anecdote, avant la publication du rapport, et son envoi à Mohammed VI, Bouteflika et Abdelaziz le 11 août, deux membres de la fondation, ont été tout simplement refoulés le 7 août, vers 11 heures, sur instruction du ministre de l’Intérieur, sans plus d’explication. Les membres de la fondation venaient rencontrer l’association des familles et projetaient, selon des informations concordantes, de rendre visite à Ali Lmrabet et Ali Salem Tamek.
Depuis… : Pauvreté et tracas administratifs
Qu’ils soient fils de disparus, veuves de martyrs ou ex-prisonniers eux-mêmes, ils ont droit à la même indifférence, sinon au même mépris là où ils vont. Beaucoup d’entre eux regrettent d’avoir fait la guerre, refusent d’y envoyer leurs fils. Après le choc du retour, c’est la désillusion au quotidien.
Veuves de martyrs
Je n’ai même plus de mutuelle. Dernièrement, on m’a informée que je n’y avais plus droit à cause d’un certain litige au niveau de l’administration centrale. Du coup, dès que je suis prise d’un malaise, je me contente de prendre un Aspro. Ce n’est pas efficace mais c’est tout ce que je peux encore me permettre. Tenez, pas plus qu’hier, j’ai dû payer une facture d’électricité de 1000 DH alors que je ne touche plus que 1250 DH comme pension. Ajoutez à cela 200 DH pour la facture du téléphone et vous comprendrez dans quelle misère nous sommes condamnés à vivre.
Avant, je recevais jusqu’à 2400 DH, c’était correct. Ça a été ramené à 1250 quand mes deux enfants ont atteint l’âge de 21 ans, alors qu’ils sont toujours à ma charge puisqu’ils sont tous les deux au chômage.
Heureusement qu’on a au moins un toit pour habiter gratuitement. Comme d’autres familles de martyrs, nous avons reçu ces appartements sur décision royale. Sauf que c’est un document qui n’a aucune valeur juridique. Il est impossible de vendre ou de louer l’appartement sans certificat de propriété.
Familles de prisonniers
Mon père a été fait prisonnier en 1987, nous ne l’avons appris que quelques semaines après, quand les visites de gendarmes, chez nous et à Fès, chez ses parents, sont devenues plus fréquentes. Au début, ils ne voulaient rien nous dire et se contentaient de poser des questions sur ses propriétés, son compte en banque, etc. Bref, on a fini par apprendre sa disparition, et ce n’était pas joyeux. Trois ans après, en 1990, des militaires sont revenus frapper pour la première fois à notre porte… pour nous demander d’évacuer la maison, un logement de fonction, alors que mon père était encore en vie, du moins, nous n’avions pas encore appris son décès. Après avoir tout essayé, nous sommes arrivés à la conclusion qu’un responsable voulait, en fait, passer la maison à une connaissance à lui. A ce moment, nous avons refusé de déménager, menacé d’envoyer des courriers aux plus hauts gradés, et on a fini par nous laisser en paix.
Dans les administrations et autres services des FAR, nous ne sommes plus traités comme avant. Du temps où mon père était encore en fonction au Maroc, j’étais la fille du capitaine et j’avais droit à tous les égards. Aujourd’hui, quand on ne traite pas nos pères de traîtres, on reste indifférent à nos requêtes. Comme si nos pères avaient choisi l’emprisonnement ou la torture, ou comme s’ils n′y avaient pas le droit d’être faits prisonniers.
Notre relation avec les FAR s’est arrêtée le jour de la disparition de mon père. Les services sociaux des FAR, créés en 1982 pour s’occuper des familles des martyrs et disparus, ne nous reçoivent même plus, les familles des disparus en sont arrivées à les appeler "services particuliers des FAR". Je ne sais même pas où se trouve l’hôpital militaire. Non que je n’y ai pas droit, mais disons qu’on me force à l’éviter à cause du mauvais traitement qu’on m’y réserverait.
J’ai l’impression que mon père, tout comme beaucoup d’autres prisonniers a été vendu, sinon comment expliquer un mutisme de plus de 25 ans ? Mais bon, le plus important, c’est qu’on sait qu’il est encore en vie. Au début, le contact était difficile, nous l’écoutions des fois sur la radio du Polisario, des journalistes ou des médecins nous ramenaient ses photos et ses lettres et depuis la fin des années 90, nous correspondions grâce au CICR. Je sais qu’à son retour, personne ne s’intéressera à lui. Comme tous ceux qui sont rentrés avant lui, il touchera sa retraite et regrettera toutes les années qu’il a passées au service d’une société ingrate.
Ex-prisonniers
Moustapha Bouih
Je croyais que nous allions être reçus avec les honneurs, comme des héros de guerre. A notre descente d’avion, un colonel nous a lancé : "men ach blad ntouma ?" ("vous êtes de quel pays ?"). A la caserne, nous étions traités comme des prisonniers, nous n’avions même pas de quoi nous raser ou de quoi nous laver. A notre retour, nous avons appris que l’Etat-major prélevait à nos familles la moitié de notre solde pour nous la remettre à notre retour. On ne nous a pourtant donné que 5000 DH, et on nous a dit que c’était un don du roi. Mes collègues sont maintenant adjudants, certains même, sont devenus lieutenant ou capitaine, et sont payés à 3500 DH minimum. Alors que moi, qui ai sacrifié les plus belles années de ma vie pour ce pays, je dois faire vivre ma famille avec 1300 DH par mois.
Ahmed Azazar
A notre arrivée, on nous répétait : "si vous étiez des hommes, ils ne vous auraient pas capturés
Abdessalam Roubal
Quand nous sommes rentrés à la base d’Agadir, j’y suis resté cinq mois. A mon retour, ma femme s’était remariée et avait deux enfants. Elle n’avait même pas d’acte de mariage, parce qu’elle voulait conserver ma pension. Elle était quand même responsable de quatre de mes enfants. Entre nous, j’aurais préféré rester là-bas, je n’ai plus de vie ici.
Tenez, le jour où je suis parti voir le pacha de Témara pour lui parler de mon cas, il m’a promis un job, j’étais content. Il m’a demandé de suivre un groupe d’ouvriers. Je croyais que j’allais être gardien sur un chantier. Arrivé sur place, on m’a demandé de pousser une brouette. Je l’ai surchargée et je suis allé tout déverser au beau milieu de la chaussée pour bloquer la circulation. Après 26 ans de travaux forcés, voilà
comment mon pays voulait me remercier.
Statuts des prisonniers : Faux documents
C′est bien simple, le Maroc n’a pas de prisonniers chez le Polisario, qui à son tour, n’existe pas. Le soldat marocain fait prisonnier est simplement porté disparu, sa famille reçoit d’ailleurs une simple attestation de disparition. A son retour, il reçoit alors un document estampillé "secret confidentiel" qui atteste de "sa captivité chez l’ennemi Sud Tindouf", on ne précise pas lequel. Les anomalies ne sont pas encore finies puisque durant sa disparition, le soldat est muté d’une caserne à une autre, c’est du moins ce qui est consigné sur son livret personnel qu’il reçoit à son retour de Tindouf. Comment peut-on muter un disparu ? La question reste sans réponse mais pose un réel problème administratif. Qui dit consignation de mutation sur un livret militaire personnel, dit signatures et attestations officielles délivrées par des responsables qui auront donc falsifié des documents officiels, et tombent par conséquent sous le coup de la loi.
Lors de sa période de détention, la solde d’un militaire est divisée en deux, sinon amputée d’une partie importante. Explication donnée aux familles : la moitié de la solde est réservée au soldat à son retour, ou plutôt à sa réapparition puisqu’il est porté disparu. A leur retour, les militaires que nous avons pu rencontrer n’ont pas reçu plus de 5000 DH chacun. Cette année, de nombreuses familles se sont vu prélever l’équivalent de 20% de la solde pour, leur a-t-on expliqué, préparer le retour (à leurs frais ?) de nouveaux prisonniers. Pour la qualité de l’accueil qu’ils leur réservent, franchement…
Repentis : Des plaintes bientôt ?
"Omar Hadrami (NDLR: actuel wali de Settat) m’a torturé, j’en garde des séquelles aujourd’hui encore". Le témoignage revient sur les langues d’Abdessalam Roubal, Hamid Ellabane et Moustapha Bouih. Les autres, s’ils n’ont pas été torturés par la même personne, disent néanmoins l’avoir été par d’autres, aujourd’hui rentrés au Maroc, et menant une vie paisible, quand ils ne sont pas nommés à des postes officiels importants. Une réalité que les prisonniers relâchés, autant que les familles de prisonniers décédés refusent. L’épouse d’un détenu à Tindouf est d’ailleurs catégorique, "je ne reconnais pas une institution où siège un tortionnaire". Toutes ces personnes ne remettent pas en cause la célèbre maxime hassanienne "Inna lwatana ghafouroune rahim", mais la relativisent. Certes, le Maroc peut pardonner à certains de ses fils qui, en un moment de faiblesse, sont passés de l’autre côté, mais "pas à ceux qui ont du sang sur les mains". "C’est insulter la mémoire des morts et toucher à la dignité des survivants que de les inviter sur les plateaux de télévision et de leur offrir des privilèges".
L’association des fils et familles de disparus est d’ailleurs décidée à déposer, incessamment sous peu, une plainte contre les tortionnaires sahraouis et algériens en Espagne et à Rome. Des premiers contacts ont déjà été établis avec Amnesty International, Human Right Watch et le juge Baltazar Garzon. Selon ce responsable de l’association, "notre dossier technique est prêt, il nous reste à régler quelques problèmes financiers pour passer à l’acte". A suivre.
Telquel, Maroc
PUISQUE NOUS NE SOMMES RIEN A TES YEUX,
VAS TE BATTRE SANS MOI ET MES FRERES MAKHZEN :-x :-x :-x
Puis le Polisario a commencé à les relâcher, par vagues de 100 à 300. Un temps, le Maroc n′a pas voulu d′eux. Puis il les a accueillis, comme à regret, froidement et sans égards.
Enfin, ils les a livrés à leur sort, avec moins que le minimum requis pour survivre.
Ailleurs, les anciens prisonniers de guerre sont des héros.
Ici, ce sont des pestiférés. Driss Bennani les a rencontrés,
a recueilli leurs témoignages et ceux de leurs familles.
Tout commentaire serait superflu.
La prison : Humiliations et travaux forcés
Ils ont passé 10, 15, 20 ans et plus entre les camps de Tindouf et les prisons algériennes. Pendant plus d’un quart de siècle, ils ont été frappés, torturés, séquestrés et parfois violés sans que personne, le Maroc en tête, ne bouge le petit doigt. Difficilement, ils racontent leur calvaire, nous parlent de leurs années de détention et de leurs conditions de vie. Poignant.
"Un jour, on nous a servi deux olives pour 16 personnes"
Dès notre arrivée, on a commencé par nous taper dessus avec des gourdins et des câbles électriques sans raison particulière, sinon celle — c’est ce qu’on nous répétait — qu’on avait voulu leur prendre leurs terres. (Ahmed nous montre sa jambe) Lors de ma première semaine de détention, un militaire algérien m’a donné un violent coup de pied au genou, je ne pouvais plus tenir debout, ce sont d’ailleurs mes frères (soldats marocains) qui me l’ont remis en place. Quelques jours après, on est venu nous chercher pour nous présenter à des journalistes libyens, algériens et européens. On m’a demandé de dire du mal de mon pays et du roi, chose que j’ai toujours refusée et qui m’a valu les pires tortures. Une semaine après, alors que je me tenais à peine debout, j’ai été forcé de commencer le travail, qui allait durer plus de vingt ans sans arrêt. Durant les premiers mois, je devais livrer 100 briques par jour. Je boîtais, mais je devais tout faire. Chercher la terre, l’eau, préparer la pâte, le moule, faire sécher. On ne devait pas regarder autour de nous. Dès que mon regard croisait celui d’un de nos gardes, il me lançait âlach tkhrrass fia ? (qu’est ce que tu as à me regarder ?) avant de s’acharner sur moi.Cela pouvait me prendre toute la journée et une grande partie de la nuit. D’ailleurs, on ne dormait pas plus de trois ou quatre heures par jour, juste le temps de la rotation des gardes.
Dans les prisons algériennes, c’était différent. Soit on nous servait un petit plat de pâtes sans viande et un pain rond par jour, soit on recevait notre ration alimentaire mensuelle que nous gérions tout seuls. En tout, un kilo de riz, autant de lentilles, du sucre, et un demi-litre d’huile par mois. Un jour, et vous pourrez demander à mes frères, qui étaient avec moi, on nous a servi deux olives pour 16 prisonniers. On les a partagées entre nous pour le souvenir. J’étais interdit de prière et roué de coups à chaque fois que je prononçais Maliki yaoumi d’dine. C’est simple, le mot malik (roi) était interdit. On devait donc être très vigilants, et éviter tous les mots comme hab l’mlouk (cerises), etc.
mes côtes étaient coincées contre le mur, mes jambes fléchies et la tête écrasée par le plafond"
La bataille de juillet 1985 a duré plus de quatre heures. A la fin, nous n’avions plus de munitions et beaucoup de nos soldats avaient été tués. J’ai d’abord été transféré à Zouirat, en Mauritanie, puis à Tindouf. Partout où j’allais, je faisais facilement la différence entre les militaires algériens et sahraouis grâce au teint, plus clair des Algériens, et à l’intonation du langage. En 1986, j’ai fait une tentative d’évasion qui a failli aboutir. Nous étions trois détenus à avoir, petit à petit et sur trois mois, creusé dans le mur. Nous avons ensuite attendu près de trois semaines pour nous évader au moment du changement des gardes. A trois heures du matin, nous étions dehors, puis nous avons marché plus de 24 heures pour arriver dans une région montagneuse où ils ne pouvaient plus suivre nos traces sur le sable. Nous étions en Algérie. Quelques heures après, j’étais intercepté par une patrouille algérienne et mis en prison. Deux jours plus tard, "Bizat" (c’est ainsi que les Marocains surnommaient le Polisario) sont venus me chercher. Arrivés à Tindouf, ils ont rassemblé tous les prisonniers marocains du camp (près de 300 personnes) pour leur expliquer que toute tentative d’évasion était vaine avant de leur ordonner — et ce n’était que le premier supplice — de me marcher dessus un à un. Certains m’évitaient, bien évidemment, mais beaucoup l’ont fait de peur des représailles. Après six mois de bastonnade, j’ai été mis en cellule. En fait, la cellule a la taille d’une chaise, elle fait moins de 1,50 m en hauteur pour à peine une cinquantaine de centimètres en largeur. J’avais l’impression d’être enfermé dans un verre, je ne pouvais pas bouger, mes côtes étaient coincées contre le mur, mes jambes fléchies et la tête constamment écrasée par le plafond. A ma sortie de cellule, je marchais à quatre pattes, je ne tenais plus debout et j’avais du sang qui coulait de partout, comme une femme qui a ses règles. Puis il y avait l’coufitir (littéralement, confiture). On m’avait enduit de confiture et exposé au soleil, mains et pieds liés pendant trois ou quatre jours jusqu’à ce que tout soit avalé par les moustiques et autres insectes ou reptiles qui couraient sur mon corps jour et nuit, et que le reste se soit évaporé à cause du soleil et de la chaleur. Pendant tout ce temps, j’étais bien évidemment interdit de nourriture et d’eau et personne ne pouvait s’approcher de moi.
Durant mon séjour à Tindouf, j’ai aussi découvert à quel point le Polisario était armé. On passait des nuits entières à décharger des cargaisons d’armes venues d’Egypte, d’Iran, de Syrie et de Libye.
"Abdelaziz El Marrakchi nous donnait des coups de fouets par derrière, comme des bêtes"
Malgré une grave blessure à la jambe, on m’obligeait à travailler. Nous avons commencé par creuser de grandes fosses qui servaient à déposer les armes. Nous n’avions pas le droit de regarder plus loin que la pointe de la pelle qu’on tenait entre nos mains. Abdelaziz El Marrakchi passait des fois, en personne, nous donner des coups de fouets par derrière, comme des bêtes. Durant les premiers jours, on nous réveillait jusqu’à cinq fois par nuit pour faire l’appel. En plus des coups de matraque et de câble électrique, j’ai assisté à plusieurs scènes de torture dont l’barmil (littéralement baril). La "technique" consistait à enfermer un prisonnier dans un baril de 50 litres avec un couvercle en béton et deux petites ouvertures sur les côtés pour la respiration. Le prisonnier pouvait y rester plusieurs jours et chaque fois que quelqu’un passait à côté, il y donnait un petit coup à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit. Je n’ai jamais essayé, mais on m’a dit que ça résonne très fort à l’intérieur… Ça surprend et les coups peuvent s’enchaîner infiniment, surtout quand c’est un groupe qui passe à côté, ou qui s’attroupe autour pour boire le thé, et rigoler un bon coup en regardant le petit Marocain enfermé à l’intérieur frémir à chaque coup. Pour manger, on nous servait du riz dans des brouettes avec beaucoup de bekhouch (genre de scarabées). On ne les enlevait pas. On avait tellement faim qu’on les mangeait avec le riz et ça nous rassasiait.
"J’ai subi 10 prélèvements sanguins en deux mois"
A notre arrivée à Tindouf, un militaire nous a lancé : "vous les Marocains, vous êtes de vrais guerriers, on ne peut rien contre vous, mais vos supérieurs vous vendent pour pas cher". A l’époque, je refusais d’y croire. Mais il n′y avait pas que nos supérieurs. En 1980, par exemple, George Habach (FPLP) est venu en visite à Tindouf. Il nous avait dit que le Maroc, tout comme Israël, avait chassé ces gens (Sahraouis du Polisario) de leurs terres et que désormais, le sort de la Palestine était étroitement lié à celui du Polisario puisque c’était, selon Habach, le même combat avant de conclure en nous disant : "j’espère vous voir bientôt dans la république marocaine". Je n’ai alors pas pu m’empêcher de lui répondre que c’était bien fait pour les Marocains qui étaient allés combattre aux côtés des Palestiniens, mais que ça ne m’étonnait pas de lui. Je l’ai payé très cher, six mois de torture, on me ¨collait contre les plaques brûlantes des camions, on me mettait au milieu d’un groupe de militaires qui prenaient le thé, et qui me brûlaient avec leurs mégots de cigarettes. Souvent aussi, on nous prélevait du sang, par force, pour soigner leurs blessés de guerre. J’ai personnellement subi 10 prélèvements en deux mois.
"Hez lfousfate ldin mok"
On nous emmenait dans les camps sahraouis, on nous mettait au milieu de la place, entourés de femmes et d’enfants qui nous jetaient des pierres, chantaient, lançaient des "youyous" et dansaient l’guadra (danse sahraouie). Ils leur disaient que nous avions tué leurs maris et enfants. Pour eux, nous étions les sh’louh. Des fois, ils nous obligeaient à faire la prière pour qu’à la fin, ils nous lancent un bout de pain sur lequel nous nous jetions littéralement. Ça les amusait. Quand ils avaient fini de faire leurs besoins, ils nous obligeaient à les ramasser en disant : "hez lfousfate ldin mok" (approximatif : "ramasse le phosphate, ####"). Ils découpaient les câbles électriques qu’ils recevaient en donations pour nous frapper avec. Nous volions les boîtes de conserves périmées qu’ils nous refusaient, et qu’ils jetaient. Ça a fini par tuer pas mal de monde.
Le retour : Mépris et froideur
243 nouveaux prisonniers ont été relâchés le lundi 1er septembre 2003 par le Polisario. Comme leurs camarades relâchés avant eux, ils ont subi les pires supplices. Et, comme eux, leur accueil a été tiède, sinon froid. Le récit suivant est la synthèse de plusieurs témoignages, recueillis auprès des prisonniers relâchés et de leurs familles. Tous requièrent l’anonymat. Désolant.
Jour 1
C’est vers 11h30 que le premier avion du CICR se pose sur la piste de la base de Bensergao, à Agadir, en cette journée ensoleillée du 1er septembre. A son bord, 121 prisonniers fraîchement relâchés des camps du Polisario à Tindouf. A 16h30, le même jour, le même appareil ramène à Bensergao 122 autres détenus relâchés. Sur la piste, "l’accueil est tiède, sinon froid" selon les dires d’un responsable de l’association des fils et familles de disparus. Quelques familles d’officiers sont déjà sur place, attendant leurs proches au mess des officiers. Le reste, familles de sous-officiers et d’hommes de troupe, attendent dehors. Beaucoup ont passé la nuit à la belle étoile ou dans des hôtels bon marché. Ils ont fait le déplacement à leurs frais, souvent en famille. Cela leur a coûté très cher mais peu importe. Ils attendaient ce moment depuis plus de 25 ans, et il était enfin arrivé. Mais, les retrouvailles ne sont pas pour aujourd’hui. La visite est interdite.
Les prisonniers relâchés s’installent, reçoivent chacun un sac avec dedans : un jogging de mauvaise qualité, des sandales et une gandoura. Selon des témoignages concordants, un officier aurait même piqué une crise de nerfs et jeté le sac qu’on lui avait remis, au vu de l’accueil et de la qualité des vêtements.
Les officiers seront alors installés au mess, alors que le reste passera la nuit à la caserne. Certains proches parents d’officiers pourront même passer la nuit dans des chambres mitoyennes.
Jour 2
Dès les premières heures de la matinée, les autres familles d’officiers commencent à entrer au mess pour retrouver leurs parents. Les autres, soit plus de 140 familles, attendront jusqu’à midi sous un soleil de plomb. En milieu de journée, un militaire s’adresse aux familles : "Allez-vous-en ! Il n y aura pas de visites tant qu’il y a pas d’ordres des supérieurs. Revenez jeudi, on verra". La colère des familles monte d’un cran et l’accrochage n’est pas loin. C’est le moment que choisit un autre militaire pour lancer à la foule amassée devant l’entrée de la caserne : "loukountou rjal, koun chftouhoum fi Tindouf" (si vous étiez des hommes, vous seriez partis les voir à Tindouf). Le pas est franchi. Les familles se dirigent alors vers la porte d’entrée et répètent des slogans pour pouvoir entrer et voir leurs proches. Une manifestation éclate au portail de la caserne principale de la zone sud. Un capitaine finit par autoriser les familles à accéder à l’intérieur de la caserne. Les admis à l’intérieur sont filtrés. Ne sont acceptés que les fils, femmes ou parents d’un prisonnier.
Un quart d’heure après, les familles sont rassemblées dans un grand hangar, qui sert en fait de salle de projection. Les militaires et les gendarmes veillent au grain.
Les prisonniers libérés entrent en file indienne, les familles cherchent leurs proches des yeux sans oser bouger de leur place. Pendant un moment, c’est le désordre total. Les familles ont du mal à reconnaître les parents et vice versa, tout le monde se cherche, s’embrasse, s’enlace, pleure au même moment.
"Nous n’avions pas le moindre degré d’intimité, pas de respect de la vie privée. On nous a gâché un moment historique. Je voulais être à l’aise avec mon père. A son départ, j’étais encore un bébé, et aujourd’hui, je retrouve un vieil homme abattu et affaibli par tant d’années de prison et de torture", s’insurge un fils de détenu.
Après les toutes premières retrouvailles, chaque famille se retire avec son proche au jardin, pour se mettre à même le gazon. "On n’a même pas prévu de salon d’accueil. Ils étaient pourtant au courant de notre arrivée 20 jours avant. Pourquoi est-ce que les officiers ont droit à autant de faveurs ? N’avons-nous pas fait la guerre et la prison ensemble ? A Tindouf, nous étions au moins égaux", témoigne un ex-prisonnier.
Et le fils de surenchérir, "est-ce qu’ils croyaient que les familles ne viendraient pas les voir ? S’il n′y avait pas eu la manif, on ne les aurait même pas vus".
14h15 : les gendarmes viennent évacuer tout le monde. C’est fini pour aujourd’hui.
Jour 3
Le quotidien s’installe déjà. Au menu du déjeuner : des haricots blancs après 26 ans de lentilles et de pâtes. "Et dire que le Maroc est une terre d’accueil pour les touristes. Voyez ce qu’on donne à manger à des héros de guerre", s’étonne un membre de l’association des fils et familles de disparus.
Chez les officiers, c’est un tout autre décor. Au mess, ils ont droit à la piscine. Le soir, ils reçoivent les officiers locaux qui viennent leur rendre visite. Les sous-officiers et hommes de troupes sont traités comme de simples soldats, sinon des prisonniers. Ordres, cris, maltraitance, le choc est brutal.
A l’écoute de tout cela, les ex-prisonniers restent de marbre, ils ne sont même pas étonnés. Ils ont déjà vécu tout cela et n’ont plus aucun espoir de changement.
France Libertés : Changement de "méchant"
Il y a quelques semaines, France Libertés était encore l’ONG qui soutenait l’autodétermination du peuple sahraoui, l’association qui, nous disait-on, vouait une haine viscérale à notre pays et à son intégrité territoriale. Depuis la mi-août, la fondation présidée par Danielle Mitterrand est envisagée autrement. Son rapport sur les conditions de détention des prisonniers de guerre à Tindouf a beaucoup plu, au Maroc. Le document, long de 53 pages, énumère les violations de Droits de l’Homme commises par l’Algérie (une première !) et le Polisario contre les détenus marocains. Meurtres, insultes, mutilations… tout y est. En conclusion, France Libertés annonce la suspension de ses interventions dans les camps sahraouis et reconnaît "avoir participé indirectement à l’utilisation d’une main d’œuvre illégale et esclave".
Dans ses recommandations, la fondation demande évidemment au Polisario et à l’Algérie de regrouper les prisonniers, d’améliorer leurs conditions de détention et de permettre à France Libertés d’effectuer une seconde mission d’enquête dans les camps que la fondation n’a pas visité. Plus loin, le rapport recommande aux Nations Unies l’envoi d’une commission d’enquête sur place et aux organismes qui soutiennent le Polisario d’enquêter à leur tour sur "les faits graves
du détournement de l’aide humanitaire".
Question : pourquoi est-ce que la fondation n’a pas publié de rapport avant cette date, sachant qu’elle avait accès aux camps et aux prisonniers ? Réponse : "parce que personne ne nous a saisi de l’affaire". En effet, c’est après la publication du rapport de l’Association sociale nationale des familles des martyrs et disparus du Sahara marocain, et son envoi aux parlementaires européens, que la fondation se saisit de l’affaire et noue des contacts avec ladite association, qui lui fournit tous les éléments en sa possession pour commencer son enquête.
Dernière anecdote, avant la publication du rapport, et son envoi à Mohammed VI, Bouteflika et Abdelaziz le 11 août, deux membres de la fondation, ont été tout simplement refoulés le 7 août, vers 11 heures, sur instruction du ministre de l’Intérieur, sans plus d’explication. Les membres de la fondation venaient rencontrer l’association des familles et projetaient, selon des informations concordantes, de rendre visite à Ali Lmrabet et Ali Salem Tamek.
Depuis… : Pauvreté et tracas administratifs
Qu’ils soient fils de disparus, veuves de martyrs ou ex-prisonniers eux-mêmes, ils ont droit à la même indifférence, sinon au même mépris là où ils vont. Beaucoup d’entre eux regrettent d’avoir fait la guerre, refusent d’y envoyer leurs fils. Après le choc du retour, c’est la désillusion au quotidien.
Veuves de martyrs
Je n’ai même plus de mutuelle. Dernièrement, on m’a informée que je n’y avais plus droit à cause d’un certain litige au niveau de l’administration centrale. Du coup, dès que je suis prise d’un malaise, je me contente de prendre un Aspro. Ce n’est pas efficace mais c’est tout ce que je peux encore me permettre. Tenez, pas plus qu’hier, j’ai dû payer une facture d’électricité de 1000 DH alors que je ne touche plus que 1250 DH comme pension. Ajoutez à cela 200 DH pour la facture du téléphone et vous comprendrez dans quelle misère nous sommes condamnés à vivre.
Avant, je recevais jusqu’à 2400 DH, c’était correct. Ça a été ramené à 1250 quand mes deux enfants ont atteint l’âge de 21 ans, alors qu’ils sont toujours à ma charge puisqu’ils sont tous les deux au chômage.
Heureusement qu’on a au moins un toit pour habiter gratuitement. Comme d’autres familles de martyrs, nous avons reçu ces appartements sur décision royale. Sauf que c’est un document qui n’a aucune valeur juridique. Il est impossible de vendre ou de louer l’appartement sans certificat de propriété.
Familles de prisonniers
Mon père a été fait prisonnier en 1987, nous ne l’avons appris que quelques semaines après, quand les visites de gendarmes, chez nous et à Fès, chez ses parents, sont devenues plus fréquentes. Au début, ils ne voulaient rien nous dire et se contentaient de poser des questions sur ses propriétés, son compte en banque, etc. Bref, on a fini par apprendre sa disparition, et ce n’était pas joyeux. Trois ans après, en 1990, des militaires sont revenus frapper pour la première fois à notre porte… pour nous demander d’évacuer la maison, un logement de fonction, alors que mon père était encore en vie, du moins, nous n’avions pas encore appris son décès. Après avoir tout essayé, nous sommes arrivés à la conclusion qu’un responsable voulait, en fait, passer la maison à une connaissance à lui. A ce moment, nous avons refusé de déménager, menacé d’envoyer des courriers aux plus hauts gradés, et on a fini par nous laisser en paix.
Dans les administrations et autres services des FAR, nous ne sommes plus traités comme avant. Du temps où mon père était encore en fonction au Maroc, j’étais la fille du capitaine et j’avais droit à tous les égards. Aujourd’hui, quand on ne traite pas nos pères de traîtres, on reste indifférent à nos requêtes. Comme si nos pères avaient choisi l’emprisonnement ou la torture, ou comme s’ils n′y avaient pas le droit d’être faits prisonniers.
Notre relation avec les FAR s’est arrêtée le jour de la disparition de mon père. Les services sociaux des FAR, créés en 1982 pour s’occuper des familles des martyrs et disparus, ne nous reçoivent même plus, les familles des disparus en sont arrivées à les appeler "services particuliers des FAR". Je ne sais même pas où se trouve l’hôpital militaire. Non que je n’y ai pas droit, mais disons qu’on me force à l’éviter à cause du mauvais traitement qu’on m’y réserverait.
J’ai l’impression que mon père, tout comme beaucoup d’autres prisonniers a été vendu, sinon comment expliquer un mutisme de plus de 25 ans ? Mais bon, le plus important, c’est qu’on sait qu’il est encore en vie. Au début, le contact était difficile, nous l’écoutions des fois sur la radio du Polisario, des journalistes ou des médecins nous ramenaient ses photos et ses lettres et depuis la fin des années 90, nous correspondions grâce au CICR. Je sais qu’à son retour, personne ne s’intéressera à lui. Comme tous ceux qui sont rentrés avant lui, il touchera sa retraite et regrettera toutes les années qu’il a passées au service d’une société ingrate.
Ex-prisonniers
Moustapha Bouih
Je croyais que nous allions être reçus avec les honneurs, comme des héros de guerre. A notre descente d’avion, un colonel nous a lancé : "men ach blad ntouma ?" ("vous êtes de quel pays ?"). A la caserne, nous étions traités comme des prisonniers, nous n’avions même pas de quoi nous raser ou de quoi nous laver. A notre retour, nous avons appris que l’Etat-major prélevait à nos familles la moitié de notre solde pour nous la remettre à notre retour. On ne nous a pourtant donné que 5000 DH, et on nous a dit que c’était un don du roi. Mes collègues sont maintenant adjudants, certains même, sont devenus lieutenant ou capitaine, et sont payés à 3500 DH minimum. Alors que moi, qui ai sacrifié les plus belles années de ma vie pour ce pays, je dois faire vivre ma famille avec 1300 DH par mois.
Ahmed Azazar
A notre arrivée, on nous répétait : "si vous étiez des hommes, ils ne vous auraient pas capturés
Abdessalam Roubal
Quand nous sommes rentrés à la base d’Agadir, j’y suis resté cinq mois. A mon retour, ma femme s’était remariée et avait deux enfants. Elle n’avait même pas d’acte de mariage, parce qu’elle voulait conserver ma pension. Elle était quand même responsable de quatre de mes enfants. Entre nous, j’aurais préféré rester là-bas, je n’ai plus de vie ici.
Tenez, le jour où je suis parti voir le pacha de Témara pour lui parler de mon cas, il m’a promis un job, j’étais content. Il m’a demandé de suivre un groupe d’ouvriers. Je croyais que j’allais être gardien sur un chantier. Arrivé sur place, on m’a demandé de pousser une brouette. Je l’ai surchargée et je suis allé tout déverser au beau milieu de la chaussée pour bloquer la circulation. Après 26 ans de travaux forcés, voilà
comment mon pays voulait me remercier.
Statuts des prisonniers : Faux documents
C′est bien simple, le Maroc n’a pas de prisonniers chez le Polisario, qui à son tour, n’existe pas. Le soldat marocain fait prisonnier est simplement porté disparu, sa famille reçoit d’ailleurs une simple attestation de disparition. A son retour, il reçoit alors un document estampillé "secret confidentiel" qui atteste de "sa captivité chez l’ennemi Sud Tindouf", on ne précise pas lequel. Les anomalies ne sont pas encore finies puisque durant sa disparition, le soldat est muté d’une caserne à une autre, c’est du moins ce qui est consigné sur son livret personnel qu’il reçoit à son retour de Tindouf. Comment peut-on muter un disparu ? La question reste sans réponse mais pose un réel problème administratif. Qui dit consignation de mutation sur un livret militaire personnel, dit signatures et attestations officielles délivrées par des responsables qui auront donc falsifié des documents officiels, et tombent par conséquent sous le coup de la loi.
Lors de sa période de détention, la solde d’un militaire est divisée en deux, sinon amputée d’une partie importante. Explication donnée aux familles : la moitié de la solde est réservée au soldat à son retour, ou plutôt à sa réapparition puisqu’il est porté disparu. A leur retour, les militaires que nous avons pu rencontrer n’ont pas reçu plus de 5000 DH chacun. Cette année, de nombreuses familles se sont vu prélever l’équivalent de 20% de la solde pour, leur a-t-on expliqué, préparer le retour (à leurs frais ?) de nouveaux prisonniers. Pour la qualité de l’accueil qu’ils leur réservent, franchement…
Repentis : Des plaintes bientôt ?
"Omar Hadrami (NDLR: actuel wali de Settat) m’a torturé, j’en garde des séquelles aujourd’hui encore". Le témoignage revient sur les langues d’Abdessalam Roubal, Hamid Ellabane et Moustapha Bouih. Les autres, s’ils n’ont pas été torturés par la même personne, disent néanmoins l’avoir été par d’autres, aujourd’hui rentrés au Maroc, et menant une vie paisible, quand ils ne sont pas nommés à des postes officiels importants. Une réalité que les prisonniers relâchés, autant que les familles de prisonniers décédés refusent. L’épouse d’un détenu à Tindouf est d’ailleurs catégorique, "je ne reconnais pas une institution où siège un tortionnaire". Toutes ces personnes ne remettent pas en cause la célèbre maxime hassanienne "Inna lwatana ghafouroune rahim", mais la relativisent. Certes, le Maroc peut pardonner à certains de ses fils qui, en un moment de faiblesse, sont passés de l’autre côté, mais "pas à ceux qui ont du sang sur les mains". "C’est insulter la mémoire des morts et toucher à la dignité des survivants que de les inviter sur les plateaux de télévision et de leur offrir des privilèges".
L’association des fils et familles de disparus est d’ailleurs décidée à déposer, incessamment sous peu, une plainte contre les tortionnaires sahraouis et algériens en Espagne et à Rome. Des premiers contacts ont déjà été établis avec Amnesty International, Human Right Watch et le juge Baltazar Garzon. Selon ce responsable de l’association, "notre dossier technique est prêt, il nous reste à régler quelques problèmes financiers pour passer à l’acte". A suivre.
Telquel, Maroc
PUISQUE NOUS NE SOMMES RIEN A TES YEUX,
VAS TE BATTRE SANS MOI ET MES FRERES MAKHZEN :-x :-x :-x