Turquie : La révolution linguistique de Mustafa Kemal Atatürk.
République de Turquie ou la « Dil Devrimi »
1 La réforme d’Atatürk (Dil Devrimi)
Atatürk (1881-1938) Après l’effondrement de l’Empire ottoman en 1918, Mustafa Kemal Atatürk prit le pouvoir en Turquie en 1920. Mais il fut vite confronté à des conflits d’ordre militaire. Puis, après son élection au poste de président de la République en 1923, il entreprit une politique de modernisation et de laïcisation de l’État. La forme kémaliste du pouvoir a trouvé son expression juridique dans la Constitution du 20 avril 1924.
D’après l’article 2 de cette constitution, la République, telle que décrite à l’article 1, était considérée comme « républicaine, nationaliste, populaire, interventionniste, laïque et révolutionnaire ». Ces caractéristiques déterminent le contenu idéologique du Parti populaire républicain qui, sous Mustafa Kemal, était le seul parti unitaire toléré.
L’un des volets de la politique de modernisation porta le nom turc de Dil Devrimi, c’est-à-dire la « révolution linguistique ». Farouchement moderniste, Atatürk considérait comme révolu l’époque des empires fondés sur une base religieuse et refusait la magistrature suprême de l’islam sur son pays. En fait, il refusait l’usage de l’islam dans la gestion politique d’un État.
Mustafa Kemal considérait également que la réorganisation de l’État turc devait passer par un changement linguistique radical. Or, l’histoire compte peu d’exemples de ce genre où un gouvernement a entrepris des changements linguistiques d’une aussi grande envergure dans un délai aussi court et, il faut le reconnaître, avec autant de succès. Durant l’Empire ottoman, la langue turque avait subi l’influence massive de l’arabe classique et du persan. L’élite dirigeante conduisait les affaires de l’Empire dans une langue turque savante et envahie de mots arabes et persans, appelée « turc ottoman ». L’arabe était resté la principale langue de la religion et de la loi coranique, le persan était la langue des arts, de la littérature (la Dîvan) et de la diplomatie. Le turc parlé par le peuple, synonyme de « grossièreté » et de « rusticité », n’était réservé qu’à des fins administratives locales. Le turcologue Louis Bazin, auteur de « La réforme linguistique en Turquie » dans La réforme des langues (Hambourg, 1985), fait le portrait suivant de la situation linguistique sous l’Empire ottoman : Dans l’État islamique théocratique et multinationale qu’était l’Empire ottoman, soumis à une acculturation arabe et persane intense dans ses classes dirigeantes — et spécialement dans la classe intellectuelle, comme celle des ulémas —, la langue écrite officielle et littéraire était envahie de termes arabes et persans, de plus en plus éloigné du parler turc vivant, et inaccessible à la masse populaire turque.
Soulignons aussi que l’alphabet utilisé jusque là transcrivait assez mal la langue turque dans la mesure où, par exemple, l’alphabet arabe ne permettait de noter que trois voyelles, alors que le turc comptait huit voyelles brèves et trois longues. La plupart des lettrés étaient conscients de la situation, mais il leur semblait impossible de pouvoir modifier un système graphique qui avait servi à transcrire le Coran.
2 Le nouvel alphabet
Jusqu’en 1927, des discussions eurent lieu afin d’adapter l’alphabet arabe à la langue du quotidien des Turcs (le turc) en lui ajoutant quelques signes pour les voyelles. Peu de Turcs osaient soutenir publiquement qu’il fallait abandonner l’alphabet arabe. En 1928, Mustafa Kemal mit tout son poids dans la balance et créa une « commission linguistique » dont le mandat fut d’élaborer un alphabet turc adapté de l’alphabet latin et de « purifier » le vocabulaire. Le 14 août, l’ambassadeur de France écrivait à son ministre : « L’adaptation des caractères latins à la langue turque, réforme à laquelle Moustapha Kemal Pacha songeait depuis longtemps et dont il a pris personnellement l’initiative, est aujourd’hui chose accomplie. » La « révolution linguistique » (Dil Devrimi) débuta officiellement en mai 1928, lorsque les nombres écrits en chiffres arabes furent remplacés par leurs équivalents occidentaux. La réforme de la langue turque s’inscrivait alors dans l’idéologie d’un programme politique résolument nationaliste. Le but visé était d’élaborer un système d’écriture qui serait plus turc et moins arabe (ou persan). Il fallait en faire une langue plus moderne et plus précise, pratique et moins difficile à apprendre. En réalité, l’adoption de l’alphabet latin avait également comme objectif d’insister sur le caractère moderne et de minimiser l’influence des conservateurs religieux, responsables pour Atatürk, de la décadence de la Turquie.
L’activité déployée afin de toucher les masses populaires analphabètes trouva son expression dans ce discours de Mustafa Kemal lors de sa « recommandation » (pour employer un euphémisme) à l’Assemblée nationale, le 1er novembre de la même année : Il faut faut donner au peuple turc une clef pour la lecture et l’écriture et s’écarter de la voie aride qui rendait jusqu’ici ses efforts stériles. Cette clef n’est autre que l’alphabet turc dérivé du latin. Il a suffi d’un simple essai pour faire luire comme le soleil cette vérité que les caractères turcs d’origine latine s’adaptent aisément à notre langue et que, grâce à eux, à la ville comme à la campagne, les enfants de ce pays peuvent facilement arriver à lire et à écrire. Nous devons tous nous empresser d’enseigner l’alphabet à tous les illettrés, hommes ou femmes, qu’il nous sera donné de rencontrer dans notre vie publique ou privée. Nous sommes dans l’émotion d’un succès qui ne souffre de comparaison avec les joies procurées par aucune autre victoire. La satisfaction morale éprouvée à faire le simple métier d’instituteur pour sauver nos compatriotes de l’ignorance a envahi tout notre être.
Beaucoup de membres de l’Assemblée nationale favorisaient alors une introduction graduelle des nouvelles lettres pendant une période d’une durée pouvant aller jusqu’à cinq ans. Mustafa Kemal a « insisté » (une autre euphémisme) pour que la transition ne dure « que quelques mois » ; et c’est son avis qui a prévalu ! Le jour même (le 1er novembre 1928), l’Assemblée nationale adoptait la loi sur le nouvel alphabet basé sur l’alphabet latin (élaboré par des linguistes autrichiens) en conformité avec les règles de la phonétique allemande, avec l’addition des lettres [ç] (consonne tch), [ğ] (allongement de la voyelle précédente : yoğurt = [yo
urt]), [ö] (voyelle -eu- comme peu en français), [ş] (ch) et [ü] (voyelle -u- comme flûte en français). L’alphabet turc se compose de 29 lettres : 21 consonnes et huit voyelles. Les lettres x et -q n’existent pas en turc.
La loi d’alphabétisation entrait immédiatement en vigueur dans toutes les écoles. Le 1er décembre de la même année, les journaux, revues, affiches, enseignes, cinémas, etc., devaient utiliser le nouvel alphabet. Devaient suivre dès le 1er janvier 1929 la correspondance dans toute l’administration publique, les banques, les sociétés commerciales, les livres, etc. Enfin, au 1er juin 1929, il ne restait plus que les actes de l’état civil, les documents du cadastre et autres babioles. En quelques jours, les inscriptions arabes disparurent des rues, alors que les journaux emboîtèrent le pas presque aussitôt. Pendant ce temps, avec une craie et un tableau portatif, Mustafa Kemal parcourut tout le pays en donnant lui-même des leçons d’écriture de l’alphabet latin moderne dans les écoles, les places publiques, etc. L’ancien alphabet disparut d’autant plus vite que l’enseignement de l’arabe et du persan dans les écoles fut tout simplement interdit.
D’ailleurs, Mustafa Kemal, dont la réforme linguistique était devenue une affaire personnelle, avait déclaré à ceux qui s’opposeraient à son projet : Tous ceux qui tenteront de se mettre en travers de mon chemin seront impitoyablement écrasés. Mes compagnons et moi, nous sacrifierons, s’il le faut, notre vie pour le triomphe de notre cause. Suite logique des mesures prises, il devint obligatoire de lire le Coran en turc et non plus en arabe classique, ce qui équivalait sans doute pour un musulman orthodoxe à une véritable hérésie...
A suivre ...
République de Turquie ou la « Dil Devrimi »
1 La réforme d’Atatürk (Dil Devrimi)
Atatürk (1881-1938) Après l’effondrement de l’Empire ottoman en 1918, Mustafa Kemal Atatürk prit le pouvoir en Turquie en 1920. Mais il fut vite confronté à des conflits d’ordre militaire. Puis, après son élection au poste de président de la République en 1923, il entreprit une politique de modernisation et de laïcisation de l’État. La forme kémaliste du pouvoir a trouvé son expression juridique dans la Constitution du 20 avril 1924.
D’après l’article 2 de cette constitution, la République, telle que décrite à l’article 1, était considérée comme « républicaine, nationaliste, populaire, interventionniste, laïque et révolutionnaire ». Ces caractéristiques déterminent le contenu idéologique du Parti populaire républicain qui, sous Mustafa Kemal, était le seul parti unitaire toléré.
L’un des volets de la politique de modernisation porta le nom turc de Dil Devrimi, c’est-à-dire la « révolution linguistique ». Farouchement moderniste, Atatürk considérait comme révolu l’époque des empires fondés sur une base religieuse et refusait la magistrature suprême de l’islam sur son pays. En fait, il refusait l’usage de l’islam dans la gestion politique d’un État.
Mustafa Kemal considérait également que la réorganisation de l’État turc devait passer par un changement linguistique radical. Or, l’histoire compte peu d’exemples de ce genre où un gouvernement a entrepris des changements linguistiques d’une aussi grande envergure dans un délai aussi court et, il faut le reconnaître, avec autant de succès. Durant l’Empire ottoman, la langue turque avait subi l’influence massive de l’arabe classique et du persan. L’élite dirigeante conduisait les affaires de l’Empire dans une langue turque savante et envahie de mots arabes et persans, appelée « turc ottoman ». L’arabe était resté la principale langue de la religion et de la loi coranique, le persan était la langue des arts, de la littérature (la Dîvan) et de la diplomatie. Le turc parlé par le peuple, synonyme de « grossièreté » et de « rusticité », n’était réservé qu’à des fins administratives locales. Le turcologue Louis Bazin, auteur de « La réforme linguistique en Turquie » dans La réforme des langues (Hambourg, 1985), fait le portrait suivant de la situation linguistique sous l’Empire ottoman : Dans l’État islamique théocratique et multinationale qu’était l’Empire ottoman, soumis à une acculturation arabe et persane intense dans ses classes dirigeantes — et spécialement dans la classe intellectuelle, comme celle des ulémas —, la langue écrite officielle et littéraire était envahie de termes arabes et persans, de plus en plus éloigné du parler turc vivant, et inaccessible à la masse populaire turque.
Soulignons aussi que l’alphabet utilisé jusque là transcrivait assez mal la langue turque dans la mesure où, par exemple, l’alphabet arabe ne permettait de noter que trois voyelles, alors que le turc comptait huit voyelles brèves et trois longues. La plupart des lettrés étaient conscients de la situation, mais il leur semblait impossible de pouvoir modifier un système graphique qui avait servi à transcrire le Coran.
2 Le nouvel alphabet
Jusqu’en 1927, des discussions eurent lieu afin d’adapter l’alphabet arabe à la langue du quotidien des Turcs (le turc) en lui ajoutant quelques signes pour les voyelles. Peu de Turcs osaient soutenir publiquement qu’il fallait abandonner l’alphabet arabe. En 1928, Mustafa Kemal mit tout son poids dans la balance et créa une « commission linguistique » dont le mandat fut d’élaborer un alphabet turc adapté de l’alphabet latin et de « purifier » le vocabulaire. Le 14 août, l’ambassadeur de France écrivait à son ministre : « L’adaptation des caractères latins à la langue turque, réforme à laquelle Moustapha Kemal Pacha songeait depuis longtemps et dont il a pris personnellement l’initiative, est aujourd’hui chose accomplie. » La « révolution linguistique » (Dil Devrimi) débuta officiellement en mai 1928, lorsque les nombres écrits en chiffres arabes furent remplacés par leurs équivalents occidentaux. La réforme de la langue turque s’inscrivait alors dans l’idéologie d’un programme politique résolument nationaliste. Le but visé était d’élaborer un système d’écriture qui serait plus turc et moins arabe (ou persan). Il fallait en faire une langue plus moderne et plus précise, pratique et moins difficile à apprendre. En réalité, l’adoption de l’alphabet latin avait également comme objectif d’insister sur le caractère moderne et de minimiser l’influence des conservateurs religieux, responsables pour Atatürk, de la décadence de la Turquie.
L’activité déployée afin de toucher les masses populaires analphabètes trouva son expression dans ce discours de Mustafa Kemal lors de sa « recommandation » (pour employer un euphémisme) à l’Assemblée nationale, le 1er novembre de la même année : Il faut faut donner au peuple turc une clef pour la lecture et l’écriture et s’écarter de la voie aride qui rendait jusqu’ici ses efforts stériles. Cette clef n’est autre que l’alphabet turc dérivé du latin. Il a suffi d’un simple essai pour faire luire comme le soleil cette vérité que les caractères turcs d’origine latine s’adaptent aisément à notre langue et que, grâce à eux, à la ville comme à la campagne, les enfants de ce pays peuvent facilement arriver à lire et à écrire. Nous devons tous nous empresser d’enseigner l’alphabet à tous les illettrés, hommes ou femmes, qu’il nous sera donné de rencontrer dans notre vie publique ou privée. Nous sommes dans l’émotion d’un succès qui ne souffre de comparaison avec les joies procurées par aucune autre victoire. La satisfaction morale éprouvée à faire le simple métier d’instituteur pour sauver nos compatriotes de l’ignorance a envahi tout notre être.
Beaucoup de membres de l’Assemblée nationale favorisaient alors une introduction graduelle des nouvelles lettres pendant une période d’une durée pouvant aller jusqu’à cinq ans. Mustafa Kemal a « insisté » (une autre euphémisme) pour que la transition ne dure « que quelques mois » ; et c’est son avis qui a prévalu ! Le jour même (le 1er novembre 1928), l’Assemblée nationale adoptait la loi sur le nouvel alphabet basé sur l’alphabet latin (élaboré par des linguistes autrichiens) en conformité avec les règles de la phonétique allemande, avec l’addition des lettres [ç] (consonne tch), [ğ] (allongement de la voyelle précédente : yoğurt = [yo

La loi d’alphabétisation entrait immédiatement en vigueur dans toutes les écoles. Le 1er décembre de la même année, les journaux, revues, affiches, enseignes, cinémas, etc., devaient utiliser le nouvel alphabet. Devaient suivre dès le 1er janvier 1929 la correspondance dans toute l’administration publique, les banques, les sociétés commerciales, les livres, etc. Enfin, au 1er juin 1929, il ne restait plus que les actes de l’état civil, les documents du cadastre et autres babioles. En quelques jours, les inscriptions arabes disparurent des rues, alors que les journaux emboîtèrent le pas presque aussitôt. Pendant ce temps, avec une craie et un tableau portatif, Mustafa Kemal parcourut tout le pays en donnant lui-même des leçons d’écriture de l’alphabet latin moderne dans les écoles, les places publiques, etc. L’ancien alphabet disparut d’autant plus vite que l’enseignement de l’arabe et du persan dans les écoles fut tout simplement interdit.
D’ailleurs, Mustafa Kemal, dont la réforme linguistique était devenue une affaire personnelle, avait déclaré à ceux qui s’opposeraient à son projet : Tous ceux qui tenteront de se mettre en travers de mon chemin seront impitoyablement écrasés. Mes compagnons et moi, nous sacrifierons, s’il le faut, notre vie pour le triomphe de notre cause. Suite logique des mesures prises, il devint obligatoire de lire le Coran en turc et non plus en arabe classique, ce qui équivalait sans doute pour un musulman orthodoxe à une véritable hérésie...
A suivre ...