la leçon d'Anfgou

imal

New Member
La leçon d’Anfgou

Ahmed R. Benchemsi

Pauvres et analphabètes, ces villageois ont pourtant tout à nous apprendre de la démocratie


On parle encore d’Anfgou, petit village montagnard isolé de la province de Khénifra, dans lequel 30 personnes sont mortes d’une épidémie imputée au froid. Dès que les médias ont relayé cette tragédie, des associations humanitaires se sont mobilisées, aux quatre coins du Maroc, pour convoyer à Anfgou vivres, médicaments et biens de première nécessité. C’est qu’en plus du froid, ces villageois vivent dans une pauvreté extrême. Ils sont aussi (presque tous) analphabètes. Et
pourtant, leur organisation socio-politique (qui n’a évidemment aucun rapport avec celle que prétendent leur imposer les autorités locales, même élues) est un modèle digne d’intérêt.

Répartir équitablement des dons n’est pas une chose simple. Quand l’opération échoit aux autorités, le favoritisme, le clientélisme et la corruption ne sont jamais loin. A Anfgou, cela s’est passé de manière aussi fluide qu’admirable. Chaque opération (déchargement des camions, tri des dons, recensement des familles bénéficiaires, répartition, etc.) a fait l’objet d’une réunion éclair de la jma’a (assemblée) du village, réunissant tous les chefs des “sous-jma’at” (groupements familiaux), sous la houlette du chef du village, homme d’âge et d’expérience à l’autorité incontestée, secondé par le fqih (lettré), qui faisait office de scribe. Ce n’est qu’une fois chaque décision prise par la jma’a que les villageois, parfaitement disciplinés, se mettaient à la tâche. Et pas tous ensemble et de manière anarchique, loin s’en faut. Pour chaque opération nécessitant de la main d’œuvre, le chef estimait le nombre d’hommes nécessaires, puis divisait ce nombre de manière équitable entre les différentes sous-jma’at. De manière à ce que l’effort collectif reste toujours équitablement réparti. Des volontaires pouvaient se déclarer, et déséquilibrer la répartition, mais le scribe notait scrupuleusement leurs noms, de manière à ce que le chef les décharge du prochain travail d’intérêt général. Toujours l’égalité, toujours la justice.

Vous penserez : leur chef est éclairé, mais il pourrait aussi être un despote. Faux ! Une question, par exemple, s’est posée concernant les dons : fallait-il en faire bénéficier les deux instituteurs de l’école du village ? Formellement, ils ne font pas partie de la communauté, mais d’un autre côté, ils y jouent un rôle social d’importance, puisqu’ils transmettent le Savoir aux enfants. Dans la jma’a, il y avait du pour, il y avait du contre. Le chef avait son avis, mais il n’a fait que le donner. Et c’est au terme du débat de la jma’a que la décision a été prise d’inclure les instituteurs parmi les bénéficiaires. Ceux qui étaient contre se sont immédiatement rangés à l’avis de la majorité, sans commentaires ni rancœur.

Ces lois (en cas de non-respect desquelles des sanctions, qui peuvent aller jusqu’au bannissement du village, sont prévues) fonctionnent pour tout : construction de pistes, agriculture, pâturage… bref, tout ce qui relève de l’intérêt général. Le fait que ce village soit amazigh n’est pas pour rien dans sa formidable organisation. Il s’agit là de rites ancestraux qui continuent de fonctionner avec la même efficacité que toujours. D’après Lahcen Oulhaj, enseignant universitaire et militant berbériste reconnu, “l’amazighité, en tant que culture, permet de satisfaire tous les préalables philosophico-culturels à la démocratisation de notre pays”. La noblesse et l’efficacité des habitants d’Anfgou, mêmes très pauvres, mêmes analphabètes, l’ont illustré de manière éclatante.

Morale de cette histoire, puisqu’il faut bien en tirer une : le Maroc officiel se dit “en transition démocratique”. Quand on suit l’actualité, on ne peut s’empêcher d’être perplexe. Ceux qui, à Rabat, prétendent piloter cette transition, savent-ils vraiment ce qu’ils font ? Il leur suffirait pourtant de creuser dans nos racines...

source : telquel-online
 
Back
Top