LA LANGUE BERBERE AU SAHARA A.Basset

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LA LANGUE BERBERE AU SAHARA

par André Basset


Ce qu’il faut dire en premier lieu, c’est que le Sahara n’a pas d’unité linguistique et ne forme pas un tout inséparable des régions environnantes. Indépendamment de langues comme celle des Tebous, échelonnés du Fezzan au Tchad, de langues de populations noires comme le Kanouri parlé jusqu’au Kaouar ou le Haoussa qui remonte jusqu’à Agadès, deux langues essentiellement se le partagent : l’arabe et le berbère. Toutes deux sont en soi des langues de populations blanches. Nous savons pertinemment pour l’une, l’arabe, qu’elle y a été introduite depuis le XIIème siècle à la suite du prodigieux mouvement d’expansion ayant eu l’Arabie pour point de départ. Quant à l’autre, le berbère, elle devait, il y a quelque deux mille ans, s’avancer infiniment moins au sud qu’aujourd’hui. Elle a dû gagner progressivement aux dépens d’autres refoulées ou anéanties, non par expansion en tant qu’instrument d’une civilisation, non tant en vertu d’un dynamisme conquérant de ceux qui la parlaient, que de leur refoulement, contrecoup des événements politiques de l’Afrique méditerranéenne.
La présence du berbère, aujourd’hui encore, au nord-est jusqu’à Siwa, à la frontière égyptienne, au sud-ouest, jusqu’au Sénégal ou presque, chez les Zenaga, nous assure que l’expansion de l’arabe s’est faite, dans la majeure partie du Sahara au moins, aux dépens du berbère, soit que des groupements arabophones d’origine se soient implantés au milieu de groupements berbérophones, soit que, parmi ceux-ci, certains, au cours des âges, aient abandonné le berbère pour l’arabe comme ils continuent de le faire de nos jours. Et cela amène à reconnaître parmi les berbérophones deux catégories nettement distinctes suivant un critère de vitalité, lui même inséparable d’autres considérations.

Les groupements où le berbère peut être considéré comme résiduel, quel que soit, ici et là, son état effectif de résistance, ce sont_ en dehors des quelques milliers de Zenaga dèjà mentionnés, tout au sud de la Mauritanie, entre Mederdra et l’Océan_ les noyaux de sédentaires qui s’échelonnent dans la partie nord du Sahara de la frontière égyptienne à la frontière marocaine : en allant d’est en ouest, Siwa, en territoire égyptien, Aoudjila, au sud de la Cyrénaique, Sokna, si l’on veut, au nord du Fezzan ( où le berbère, bien précaire il y a vingt ans, est peut-être éteint aujourd’hui), Ghadamès, au sud de la Tunisie, cinq villages de l’Ouest Righ autour de Touggourt, Ouargla et Ngousa, les sept villes du Mzab où l’hétérodoxie ibadite peut contribuer à protéger la langue, la moitié environ des quelque 150 minuscules « ksours » du Gourara, un village du Tidikelt, Tit, deux du Touat, Tementit et Tittaf, enfin, de part et d’autre de la frontière algéro-marocaine, la presque totalité des agglomérations d’Igli à Chellala Dahrania, inclus, centrées sur Figuig. Au delà, jusqu’à l’Atlantique, dans la masse quasi continue des parlers marocains qui vont de la Méditerranée à la lisière du Sahara, il est difficile de faire, sur cette lisière le départ de ceux que l’on peut proprement qualifier de sahariens : aussi le négligerions nous.

En regard de cette première catégorie où le berbère est soit menacé, soit attaqué, soit presque éliminé par l’arabe, il en est une autre où la situation est bien différente : celle des Touaregs.
Nomades, enserrant de rares groupements sédentaires :Ghat, Djanet, ou même tendant parfois, en bordure des populations noires, nigrifiés,à se sédentariser, comme à Bonkoukou, à l’est de Niamey, dans la colonie du Niger, ils occupent un vaste triangle dont la pointe nord avoisine Ghadamès, la pointe sud-ouest dépasse Tombouctou et Goundam et la pointe sud-est Zinder.

Bien qu’ils soient musulmans et incontestablement musulmans, quoi qu’on ait pu en écrire, l’arabe n’a pratiquement pas pénétré chez eux sinon dans la mesure où certains apprennent scolairement quelques mots de la langue du Coran. D’autre part, forts de leur nomadisme même, strictement pasteurs, gardant à l’encontre des sédentaires arboriculteurs ou cultivateurs selon le cas, la plus grande aisance dans leurs mouvements, habitant pour partie un pays déshérité, véritable repaire, admirablement protégé sur presque toutes ses frontières par une zone de pur désert, forts également de leur hiérarchie sociale et de la primauté des nobles guerriers, harcelant leurs voisins , s’imposant aux ksouriens, s’infiltrant au Fezzan jusqu’aux abords des villages, ils ont eu jusqu’à ce jour un dynamisme tout à l’avantage de leur langue. Et si celle-ci ne débordait pas leur aire_ encore trouverait-on quelques témoignages d’influence au dehors comme dans le nom du chameau, si même, rencontrant au sud une flore et une faune nouvelles, elle se chargeait de termes empruntés à des langues noires, du moins elle s’imposait à la longue aux éléments étrangers qui pénétraient dans cette aire, aux esclaves noirs en particuliers, tandis que les Touaregs eux-mêmes, avec quelques réserves surtout pour le sud, n’éprouvant guère le besoin d’une langue auxiliaire pour des rapports de voisinage qui ne fussent pas à main armée, restaient, pratiquement, les hommes aussi bien que les femmes, berbérophones purs. Et si, aujourd’hui, la langue berbère peut sembler dans une situation précaire, même ici, chez quelques milliers d’individus, au cœur du sahara, du fait des perturbations, voire de la rupture d’équilibre vital provoquées par notre intervention et la pacification, au sud, par contre, grâce à l’état de prospérité où vivent en ce moment quelque 300.000 Touaregs, maîtres de vastes troupeaux, en des régions aux pâturages déjà abondants, régulièrement revivifiés par des pluies périodiques annuelles et impropres à tout autre genre de vie, elle paraît rencontrer des conditions d’existence sinon absolument identiques à celles des temps antérieurs , du moins également favorables.

Les manifestations sahariennes du berbère en sont les plus orientales et les plus méridionales, les autres intéressant la partie occidentale du Djebel Nefousa et Zouara, sur la côte, en Tripolitaine, 13 agglomérations du sud tunisien dont 6 dans l’île de Djerba, le tiers de la population musulmane de l’Algérie et près de la moitié de celle du Maroc.


On parle parfois d’une langue touarègue, soit qu’on ait conscience de son intégration au berbère, soit qu’on l’ignore ou l’oublie. Si, dans le deuxième cas, il y a erreur manifeste, dans le premier, il y a exagération. Les particularités du touareg ne sont pas si importantes, en effet, qu’il y ait lieu de le dissocier aussi fortement. Le fonds commun grammatical, pour nous en tenir à cet aspect essentiel, est si prédominant et si souvent absolument identique de bout en bout du domaine, qu’il n’y a jamais lieu de parler de plusieurs langues, mais d’une langue seulement.

Toutefois, si, malgré les divergences de genre de vie et de structure sociale, cette unité fondamentale a pu se maintenir si sensible jusqu’à nos jours, l’intense prédominance du particularisme d’unités minuscules de quelques milliers, ou même de quelques centaines d’individus, la quasi exclusivité de l’emploi de cet instrument de relations pour les rapports internes de chacun de ces petits groupes sociaux, tempérée cependant par ceux de proche voisinage, ont provoqué une fragmentation, voire un émiettement superficiel, sans que se soit instaurée de koinè passe-partout ou sans que l’un des parlers, se superposant aux autres, ait accédé au rang de langue de civilisation.

Pur fixer les modalités de cette dislocation, en saisir le cause particulière, nous sommes bien mal outillés et vraisemblablement des données historique suffisantes nous feront toujours défaut. Ce peuple de civilisation orale ne parait pas avoir une tradition, littéraire ou non, susceptible de nous contenter : point d’épopée, en particulier, historique ou peudo-historique, permettant de remonter dans un passé lointain ; les touaregs qui couvrent les rochers d’inscriptions, n’ont pas apparemment le sens de l’inscription commémorative, et nous restons, sur ce point, pour ainsi dire limités à ce que nous pouvons tirer d’auteurs anciens et surtout arabes. Quant à la base essentielle d’une pareille étude, l’examen des parlers eux même, il est trop tôt encore pour que nous puissions faire mieux que de mettre de-ci de-là un détail en évidence. Notre documentation est toujours bien fragmentaire et bien inégale. Pour nous en tenir à ce qui a été publié, elle en est restée parfois, ou presque, ainsi pour Aoudjila, aux brèves notes d’un voyageur inexpert de la période héroïque, pour les touaregs du fleuve aux centenaires de Barth, pour le sud oranais et l’oued Righ aux précieuse mais rapides enquête de René Basset, pour les Zenega aux ouvrages utiles mais à rajeunir de Faidherbe et de René Basset aussi, pour le Mzab, vrai pôle d’attraction, à une floraison d’études embryonnaires, et si la situation est un peu meilleure pour Ghadamès, grâce à Motylinski, surtout Ouargla grâce à Biarnay, et Siwa grâce à M. Louast, dont les étude sont plus récentes et plus conséquentes, nous ne disposons vraiment d’une documentation pleinement satisfaisante par sa richesse et sa qualité que pour le Kel Ahaggar grâce au Père de Foucault. Il et vrai que nous attendons de M. Nicolas un nouveau travail sur le Zenaga et une riche moisson de faits pour les Touaregs Ioulemmeden de Tahoua.
 
LA LANGUE BERBERE AU SAHARA (suite et fin)

Mais, richesse et qualité réservées, tout cela est loin d’assurer, surtout chez les Touaregs, la densité nécessaire des points d’enquête, et le quelque 250 sondages auxquels nous avons procédé nous-même, de 1932 à 1939, par tout le Sahara français, pour nos études de géographie linguistique, établissent un réseau aux aille parfois encore trop lâches et, malgré l’ampleur de cette documentation récente et homogène, malgré le nombre imposant de cartes et de croquis qui pourront être dressé, ils sont loin, du fait de leur caractère toujours limité et souvent sommaire, d’épuiser en chacun des points toutes les possibilités d’information par l’examen interne de la langue.

L’élaboration, parfois ébauchée, des matériaux recueillis à ce jour reste à faire; aussi nous bornerons-nous dans les pages suivantes à présenter quelques remarques et, aussi, à titre d’exemple, d’après nos notes d’enquêtes, quelques croquis partiels inédits.
Ce qui importe à vrai dire le moins dans le langage, mais ce qui frappe toujours au maximum l’observateur étranger au métier, c’est le vocabulaire. A cet égard, autant les autres parlers sont envahis de mots arabes, autant les parlers touaregs en sont pratiquement démunis. Mais si ceux-ci, au nord, ne contiennent guère que des mots qui nous apparaissent comme berbères, au sud, au contact de langues noires, en présence, nous l’avons dit, d’une flore et d’une faune nouvelles pour des berbérophones, ils en ont emprunté à ces même langues noires, ainsi Songhai à l’ouest, Haoussa à l’est. Le vocabulaire berbère lui-même n’est pas partout identique et l’on remarquera, en particulier, la limite linguistique qui revient si fréquemment, en ce cas comme en d’autres, barrant transversalement le Sahara de Goundam à Ghadamès, en opposant fortement ksouriens du nord-ouest et nomades du sud-est. Qui plus est, parmi les Touaregs, au Niger, dans l’énigmatique groupement des Idaousak, surgissent, ainsi pour le coq, l’âne ou le mulet , voire la tête, des variantes lexicographiques qui surprennent ici et ramènent immédiatement à des faits Zenaga, ksouriens ou maghrebins. Et l’on pressent, par la seule vertu de ces mots, toute une histoire ou moins compliquée de peuplement, qu’il s’agisse d’un groupe venu se perdre dans une autre masse dialectale ou, inversement, de débris de populations berbérophones submergées, refoulées, enserrées par d’autres populations berbérophones.
Ce qui frappe également c’est l’étendue, la nature, le caractère de ce vocabulaire. Une même enquête, menée dans des conditions identiques, donne ici et là des résultats différents. La langue, expression de la vie locale, se modèle étroitement sur elle. Tout ce qui touche à la culture du palmier prend chez un ksourien arboricole un développement que ne connaît pas un nomade pasteur. Un sédentaire de Djanet dispose de plus de 150 variétés de dattiers dont le dictionnaire du Père de Foucault, pourtant si riche qu’on peut le considérer comme épuisant le vocabulaire du groupe social étudié, ne contient qu’un ou deux noms. Inversement, ce qui concerne les plantes sauvages, la nourriture des troupeaux, les troupeaux eux-mêmes et le chameau en particulier, est infiniment plus riche ici que là : développement de langues techniques, dira-t-on, dans la mesure où, non dans un même groupe, mais de groupe à groupe, il y a spécialisation de métier et différenciation suffisante et réelle entre langue commune et langues techniques. Quoi qu’il en soit, sur un plan plus général, il y a de toute évidence une plus grande richesse de vocabulaire chez le nomade que chez le sédentaire, fonction non seulement d’un horizon moins borné, mais aussi d’une valeur humaine supérieure .
Chez l’un et chez l’autre, quelle que soit l’acuité de perception et la capacité de différenciation, non pas absolument, en soi, comme on pourrait le croire, par instinct, dilettantisme ou esprit scientifique qui s’ignore, mais toujours dans le cadre utilitaire de son genre de vie, on trouve toujours la même limitation d’esprit d’analyse. Ainsi pour le touareg où la question est si importante au long des étapes, point de nom générique du point d’eau, secondairement différencié selon les aspects singuliers, mais autant d’appellations autonomes qu’il y a de variétés, conçues en somme comme autant d »éléments étrangers l’un à l’autre.

Si le vocabulaire est plus spectaculaire, la grammaire_ la morphologie_ reste l’élément essentiel. A considérer le verbe, par exemple, les parlers touaregs_ ceux du Nord, du moins_ se signalent par le foisonnement des conjugaisons : le Père de Foucault en distingue à juste titre plus d’une centaine dans son classement des formes simples. Tous les parlers touaregs fourmillent de verbes à suffixe « t » dont on ne retrouve hors de chez eux que de rares débris généralement altérés. Conservatisme ou plutôt innovation, ils possèdent un nombre imposant de bilitères et de trilitères à redoublement complet, alors que les autres parlers limitent cette formation à quelques bilitères de caractère onomatopéique. Tous également, ils ont à côté du prétérit un prétérit intensif, distinction qui ne se retrouve qu’à Aoudjila et à Siwa et, encore, marquée par des procédés différents. Bref, il existe entre les parlers touaregs et les autres parlers sahariens ou non, de fortes oppositions, il existe entre eux de particulières communautés et si cela ne suffit pas pour leur conférer le rang de langue singulière, du moins est-ce assez pour admettre qu’ils constituent une unité dialectale.

On peut dire autant du minuscule groupe des parlers Zenaga où, entre autres, une commune altération du système vocalique a provoqué là, et là seulement, dans leur lointain isolement, un bouleversement complet du jeu des conjugaisons. Au demeurant, le Sahara, avec son cloisonnement géographique, favorise la superposition des limites linguistiques et le regroupement des parlers en unités dialectales, le phénomène s’atténuant à mesure que l’on se rapproche du Maghreb et que les relations de groupe à groupe deviennent plus faciles : les parlers du sud-oranais, aux confins de la masse berbérophone au Maroc, en sont un témoignage frappant.

Si les autres berbérophones emploient, le cas échéant, pour écrire leur langue, les lettres arabes ou même maintenant les lettres françaises, les touaregs, eux, usent d’une écriture propre, les tifinagh. On en a depuis longtemps souligné la ressemblance avec celle des inscriptions libyques qui, au temps du punique et du latin, ont été semées par toute l’Afrique du Nord et jusqu’aux Canaries, surtout en Tunisie et dans le département de Constantine. Elle est alphabétique, mais note les seules consonnes, sans les voyelles, sinon exceptionnellement en fin de mot. Les lettres y sont normalement détachées l’une de l’autre ; inversement, mots, propositions, phrases ne sont normalement pas séparés. Elles sont disposées en lignes plus ou moins régulières, parfois en registres, qui se lisent, suivant le cas, dans un sens ou dans l’autre, mais aussi en en boustrophédon. Bref, la lecture en est malaisée, même pour les intéressés. Qu’importe au demeurant : chez un peuple de civilisation orale, cette écriture n’est pas destinée à perpétuer ou à diffuser des textes, à rédiger des pièces, à constituer des archives, à glorifier les hauts faits d’un souverain, ni même à correspondre, mais à tracer sur la pierre ou sur des objets de courtes phrases, simples graffiti, plus ou moins chargés de force magique, formules actives par elles-mêmes et dont l’intérêt réside dans leur graphie même, qu’elles soient lues ou non.

André BASSET
Professeur à l’Ecole des Langues Orientales
 
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