A ce qu'il parait, c'est un phénomène encore plus accentué chez les Kabyles !
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Farida Aït Ferroukh : « La culture se pratique, se vit, se transmet mais pour beaucoup, la berbérité, c’est du discours ! »
Si je prends l’aphorisme de Cheikh Mohand parmi les plus connus et les plus simples :Win yebghan ad izur lemqam ad yezwir deg_gat wexxam « Qui veut visiter un mausolée qu’il commence par la maisonnée ! » et que je l’applique au mot « tamazight » tant galvaudé, on s’aperçoit qu’il y a tant de choses à faire d’abord chez soi puis en soi et que cet aphorisme garde toute son actualité ! En effet, aujourd’hui beaucoup s’égosillent en revendiquant la langue maternelle, s’excitent mais ne parlent pas à leurs propres enfants dans cette langue, même quand les génitrices sont parfaitement berbérophones ! Les couples en question « causent » ou se disent « je t’aime » en français ou en arabe. Il y a beaucoup de foyers berbéristes ou le berbère se fait rare !
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KabyleS.com : Pourriez-vous, Farida Aït Ferroukh, présenter votre parcours universitaire et vos ouvrages à nos lecteurs ?
Farida Aït Ferroukh : Tout d’abord, merci de prononcer correctement mon nom ! Je ne sais pas qui est cet energumène qui s’est mis à m’appeler en premier « At Froukh ».... l’instinct grégaire a fait le reste. « Froukh » (frux) en kabyle n’a aucun sens, par contre afrux oui, et il signifie « l’oiseau » or il se trouve que certains de ceux qui le prononcent ainsi se disent « berbérisants » ou « berbéristes ». Mon nom kabyle est Farida At Ufrux (le patronyme Aït Oufroukh existe aussi d’ailleurs) « francisé » et transcrit à l’état-civil en Aït Ferroukh. Mon nom est suffisamment mutilé comme ça ! Si on s’adresse à moi dans ma langue maternelle, je tiens à ce qu’on m’appelle par le vrai nom, celui légué par l’ancêtre fondateur de notre longue lignée : je revendique le « U » de l’appartenance et je refuse qu’on reconduise « la blessure du nom propre ». Cette mise au point étant faite, je réponds donc à votre question. J’ai d’abord été formée en linguistique et en littérature françaises puis en littérature générale et comparée et enfin en anthropologie avant de m’intéresser ces dernières années au Développement personnel. En 1993, Nabile Farès et moi même avons réuni des textes poétiques pour publier la 8ème anthologie algérienne mais la première à inclure des poèmes dans les langues populaires : berbère (chaoui et kabyle) et arabe algérien. En 1997, j’ai été sollicitée pour écrire un texte « grand public » pour le livre La Kabylie (photos d’Ali Marok et texte littéraire de feu Tahar Djaout), j’ai également relu toute l’œuvre de T. Djaout pour collecter tous les passages qui concernent la Kabylie. Les éditeurs ont fait de ce travail ce qu’ils en ont voulu : ils ont gardé, supprimé et ... surtout retravaillé le texte mais je n’ai pas eu droit aux épreuves. Conséquences : de gros anachronismes qui sont reconduits au gré des rééditions dont je ne suis même pas avisée.
Comment cela est-il possible ? L’éditeur n’est-il pas censé respecter le droit d’auteur ?
Oui, mais pour cela, il aurait fallu que j’ai un contrat. Je me suis bien fait avoir. Quant aux deux derniers ouvrages que vous connaissez, ils sont entièrement écrits par moi que ce soit Cuisine kabyle ou Cheikh Mohand. Le souffle fécond.
« Cheikh Mohand forme une concentration d’énergie, un pôle où l’on vient, de partout, puiser sa force. »
Vous avez publié une étude anthropologique et littéraire des textes de Cheikh Mohand (Cheikh Mohand, le souffle fécond, éditions Volubilis). Pourriez-vous détailler les grands thèmes de cette œuvre ?
L’ouvrage parle d’abord du contexte sociohistorique dans lequel a évolué Cheikh Mohand, qui était celui de la colonisation de la Kabylie par les Français, puis du contexte spirituel c’est-à-dire la reviviscence des confréries notamment t_tariqa tarehmanit plus connue sous le nom de la Rahmaniya (du nom de son fondateur Sidi Abderrahman Igectulen), dont le grand Maître à l’époque était Mohand Améziane Iheddaden. Je me suis ensuite intéressée au parcours biographique et hagiographique de Cheikh Mohand autrement dit à sa formation auprès des maîtres de l’époque, à son errance spirituelle dont les motifs récurrents sont soufis. Du coup, je me suis attachée à repérer dans ses dires ce qui relevait explicitement et implicitement du soufisme et ce qui relevait de la pensée kabyle proprement dite. On ne peut séparer ces deux aspects sans prendre le risque d’atrophier les données et de mutiler son objet d’étude. Je ne pouvais pas non plus faire l’impasse sur son affrontement avec Mohand Améziane Iheddaden de même que sa rencontre avec le poète Si Moh et son duel avec lui. J’en profite pour distinguer ces deux personnages : beaucoup de gens les confondent, l’un s’appelle donc Ccix Muhend Ulhusin (Cheikh Mohand Oulhocine) et l’autre Ssi Muh Umhend (Si Moh Oumhend). Rencontre extraordinaire, unique, qui fut la première et la dernière durant laquelle ils se sont découverts et admirés. Comme deux dragons qui s’affrontent, ils se sont, à travers une joute poétique, livré combat et se sont réduit en cendres par le truchement d’une arme particulière, celle d’une imprécation double : que l’un meurt « exilé » et l’autre « dans la déshérence ». Tous deux se sont donnés en asfel (rite d’offrande) ; ils ont, en quelque sorte, détourné le malheur qui frappe la collectivité en le prenant sur eux. A ce sujet, il me semble qu’un extrait de mon livre éclaire la question mieux qu’un long discours. Le voici : « Si Moh est celui qui avoue et assume ses faiblesses ; il se livre à une certaine mise à nu et, à travers son cas, à celle de la société kabyle entière qui vit avec beaucoup d’acuité son traumatisme. Il chante comme pour exorciser l’angoisse et l’inquiétude des siens ; sa poésie devient une sorte d’exutoire, tandis que le Cheikh forme à lui seul une concentration d’énergie, un pôle où l’on vient, de partout, y puiser sa force. Tous deux sont des recours, deux « tendeurs » qui assurent l’équilibre moral, psychologique et social. Ils ont réussi, dans un contexte de situation bloquée, à faire assumer une culpabilité collective inhérente à cette même situation » (pp. 129130).
« La pensée de Cheikh Mohand émane d’un lieu vital, celui de Taqbaylit, refuge utérin.. »
En quoi les propos de Cheikh Mohand possèdent-ils encore une actualité ? Son verbe influence-t-il encore la production artistique ou intellectuelle kabyle ?
Si Cheikh Mohand fascine encore c’est parce que c’est un agent autour duquel se sont cristallisés les sentiments et les aspirations du groupe en situation de crise et d’anomie. Mort, il devient un ancêtre et élément de l’assemblée des puissances tutélaires (agraw ) et veille sur les siens qui le sollicitent du reste constamment. Sa pensée émane d’un lieu vital, celui de Taqbaylit, refuge utérin. Sa parole est fortement empirique car Cheikh Mohand extrait une leçon de chaque situation et de chaque fait. Quel que soit l’aphorisme ou le poème de Cheikh Mohand, il nous enseigne beaucoup de choses. Si je prends le plus connu et le plus simple :Win yebghan ad izur lemqam ad yezwir deg_gat wexxam « Qui veut visiter un mausolée qu’il commence par la maisonnée ! » et que je l’applique au mot « tamazight » tant galvaudé, on s’aperçoit qu’il y a tant de choses à faire d’abord chez soi puis en soi et que cet aphorisme garde toute son actualité ! En effet, aujourd’hui beaucoup s’égosillent en revendiquant la langue maternelle, s’excitent mais ne parlent pas à leurs propres enfants dans cette langue, même quand les génitrices sont parfaitement berbérophones ! Les couples en question « causent » ou se disent « je t’aime » en français ou en arabe. Il y a beaucoup de foyers berbéristes où le berbère se fait rare ! Par contre, les grands discours enflammés, ça y va ! Cet aphorisme de Cheikh Mohand appelant à se connaître et à faire des choses pour soi et autour de soi, reste valable dans tous les domaines. Par exemple, je ne peux pas préparer une thèse sur les you you kabyles ou berbères sans que je sache en faire ou bien étudier les techniques de la poterie sans m’être sali les mains un jour ! La culture se pratique, SE VIT, se transmet mais pour beaucoup, la berbérité, c’est du Discours !
« Cheikh Mohand était évoqué partout en Kabylie »
Pour revenir à l’aphorisme de Cheikh Mohand, il peut aussi inciter à un travail sur soi quand on passe son temps à se plaindre d’autrui : faire un petit ménage dans sa tête, son mental afin de s’améliorer. A partir de cette parole oulhocinienne devenue désormais adage, on peut dégager plusieurs filons et plusieurs significations. Le sens, la sagesse ont toujours non seulement une actualité mais une utilité éternelle. N’en déplaise aux détracteurs de la tradition : « Ce qu’enseigne la tradition est toujours juste, ce sont les hommes qui n’ont pas su interpréter correctement les paroles des sages » écrit justement P. Coelho.
Petite fille, je n’ai cessé d’entendre les paroles de Cheikh Mohand, notamment par ma grand mère paternelle que je viens de perdre et qui était un véritable maître pour moi. Plus tard, j’ai constaté la même chose sur le terrain, en Kabylie : Cheikh Mohand était évoqué, cité et sollicité partout. C’est de là qu’est partie l’idée du chapitre sept de ma thèse de doctorat lequel s’est ensuite transformé en livre sans pour autant épuiser le sujet. Ce n’est pas un hasard si Cheikh Mohand a été autant cité par les poètes et chanteurs professionnels dont Taous Amrouche, Ben Mohamed, Mohia et Lounis Aït Menguellet. Je renvoie le lecteur au livre proprement dit, c’est un peu compliqué d’en parler ici.
Certains affirment aujourd’hui que la sagesse traditionnelle kabyle, représentée en partie par Cheikh Mohand, n’est qu’un amas d’anachronismes stériles dont notre société doit se débarrasser afin d’embrasser la rationalité. Quels sont vos sentiments face à ces affirmations ?
Tout le monde sait que le cerveau humain est doté de deux hémisphères : le gauche et le droit. Le gauche, on l’appelle le conscient, c’est grâce à lui que l’homme raisonne, agit , décide et fait appel à la logique, mais il ne représente que 10 % de la totalité de notre conscience. En revanche, l’hémisphère droit appelé aussi inconscient ou subconscient - siège de la créativité, de l’intuition, des ressources, de la sagesse, de la foi.... - représente 90 % de notre conscience. Les récentes découvertes scientifiques nous apprennent que c’est là que se trouve notre être véritable et que tout se joue !
Je les VEUX moi, mes 90 % ! ! Je crois qu’il est grand temps de redonner au conscient (raison, logique) sa place et non toute la place. Sur un plan plus anthropologique, quand on dit « rationalité », de quelle rationalité parle-t-on ? Chaque culture en est dotée. Hors, là la « rationalité » dont il s’agit c’est l’occidentale : on en parle comme si elle était la seule. On se situe dans un point de vue strictement ethnocentrique.
« Jusqu’au Moyen âge, toutes les cultures du monde avaient la même conception holiste. »
La rationalité cartésienne est une parmi d’autres et non la seule et unique RAISON. Bien sûr, elle s’est imposée dans les conditions qu’on connaît et non sans dégâts. Jusqu’au siècle des Lumières, l’Occident avait une conception holistique du monde c’est-à- dire que l’homme était un tout et en fusion avec l’univers. Or, la pensée cartésienne a séparé l’homme de lui-même, des autres et du cosmos.
Je m’explique. Au XVIème siècle, l’Europe occidentale s’affranchit de l’autorité de l’Eglise et des causes transcendantes et se situe, désormais, à un autre niveau : à hauteur d’homme. Autrement dit, à Dieu, on substitue l’homme. Avec Galilée, la formule du monde est donnée par les mathématiques et les ingénieurs deviennent les nouveaux maîtres d’œuvre, on décide alors que la connaissance doit être utile, rationnelle et dénuée de sentiment. Entre le XVIè et le XVIIIè siècle naît l’homme de la « modernité » - ce mot est aussi beaucoup utilisé et constamment opposé au terme « tradition » - l’être humain est désormais coupé de lui-même (l’esprit (ou l’âme) et le corps), des autres (avènement de l’individualisme) et du cosmos. On assiste alors à la montée de la Bourgeoisie et du capitalisme naissant qui a drainé une soif de conquête et une volonté de maîtriser le monde.
« Pourquoi passer par les mêmes écueils que l’Occident ? »
L’Occident qui, comme on vient de le voir, s’est détaché de la vision holiste, est en train d’y revenir, j’en veux pour preuve tous ces mouvements spirituels accompagnés d’une sensibilisation à l’écologie planétaire. Parfois, les Occidentaux vont loin en quête de l’objet perdu : Inde, Tibet... Notre culture est en train de perdre cette dimension holistique car, nous sommes dans un constant et lamentable mimétisme vis-à-vis de l’autre que ce soit l’Occident ou l’Orient : c’est effarant, par exemple, de voir le nombre de compatriotes femmes qui décident de porter ce qu’on appelle le voile. Dans le même ordre d’idée que le port du voile, opter pour la « rationalité » exclusive c’est se mutiler d’une part importante de soi. L’Occident en a payé le prix : pourquoi passer forcément par les mêmes écueils ? Bien sûr, je ne généralise pas, il y a des exceptions. Quand mon livre sur Cheikh Mohand est sorti, beaucoup de personnes sont venues me voir pour me dire très discrètement : « je vais vous raconter quelque chose et vous n’allez pas me croire ! » puis elles m’ont fait part d’expériences qu’elles n’oseraient jamais relater en public et surtout pas à des esprits « rationnels » sans prendre le risque de se faire « étriper ». Il y a une espèce de « terreur » sournoise dans certains milieux kabyles « militants » qui dicte un peu le « bien penser », le « bien dire » et les choses en lesquelles croire. Résultat, beaucoup n’osent avouer qu’ils sont en quête spirituelle ou encore que c’est un besoin vital comme boire, manger, respirer... L’être humain est d’abord un « être avec », c’est un être en relation. Et tous les rituels raillés par certains illustrent cela. En effet, l’homme a de tous temps cherché, par le biais du rite, à s’attirer les faveurs des Forces sacrées. Celles-ci prennent forme dans l’espace environnant : une montagne, une grotte, un arbre, un mausolée...C’est une véritable fusion avec l’univers et ce n’est pas un hasard si St Augustin, Ibn Toumert, les orthodoxes et les fondamentalistes de tous bords livrent la guerre à ces pratiques rituelles. C’est en ce sens que la pensée de Cheikh Mohand peut paraître paradoxale et dans le même temps logique. Toutes les religions venues d’ailleurs ne se sont pas diffusées de manière monolithique : les cultures amérindiennes ont intégré des éléments du christianisme à leurs systèmes religieux anciens. Il en est de même chez nous. C’est pour cela qu’on dit que Dieu a créé le monde et yemma-s n ddunnit « la déesse-mère » aussi. Tout le monde connaît ou a entendu parler du poème dans lequel on raconte que Cheikh Mohand, voulant faire ses ablutions, est allé à la fontaine et l’a trouvée regorgeant de richesses. Cet épisode de la fontaine ou plus largement, le fait de trouver des richesses dans un point d’eau est un lieu commun que vivent beaucoup de mystiques qui dès lors invoquent Dieu afin de les soustraire à leur vue au profit de l’eau. Cheikh Mohand, lui, s’adresse non pas à Dieu mais à l’a&essas n tala « gardien du lieu » qui constitue avec ses Confrères l’agraw « assemblée des puissances tutélaires ».
« Le manque d’amour de soi est flagrant chez certains »
Encore une fois, les anciens ont pris de l’islam et du soufisme ce qu’ils ont bien voulu prendre, autrement dit, ils les ont berbérisés. C’est la raison pour laquelle il me semble ridicule de séparer le déjà-là (la berbérité) d’avec le nouveau intégré (l’islam). On assiste à une manipulation des données : certains veulent débarrasser Cheikh Mohand de tout élément exogène (c’est-à-dire islamique) et traquent tout élément endogène (berbère) jusqu’à l’inventer. Cheikh Mohand n’est plus une figure à respecter comme telle mais est appréhendé comme un personnage fictif qu’ils travaillent à leur guise : yughal asen d la pâte à modeler. Les personnes qui procèdent ainsi se font plaisir mais ne produisent pas de travail scientifiquement fiable et crédible et ces documents sont condamnés à moyen et à long terme. En même temps, c’est très intéressant car ça nous instruit sur le regard que ces auteurs portent sur leur pensée, sur eux et le manque d’amour flagrant de soi (individu) et de Soi (groupe d’appartenance). Mais ça, c’est un autre débat !
Vous voulez-donc dire que certains auteurs kabyles adoptent une démarche malhonnête ?
Tout le monde pense tout bas ce que je suis en train de vous dire : mais on préfère railler les « produits » et leurs auteurs dans les cafés ou entre copains. Il aurait fallu qu’on ait un Taine ou un Sainte-Beuve (grands critiques français du XIXe siècle) pour trier la graine de l’ivraie. Le silence est mauvais qu’il s’agisse de travaux méritants à saluer ou de « navets » à classer comme tels. Si je prends l’exemple de la chanson, il existe malheureusement des talents qui se sont laissés mourir (dans tous les sens du terme) faute d’encouragement et des « médiocres » qui s’autoproclament « diva », « star »... de la chanson kabyle. Tout le monde déplore cela, il y a même des blagues qui circulent sur X et Y et Z. Arrêtons d’en rire !
« Mohia nous a quitté à un âge où il devait normalement goûter à la gloire de la notoriété et les nouvelles générations profiter du bonheur de son enseignement ! »
Il en est de même de certains éléments parasites connus sous l’étiquette « magouilleur » « tricheur » qui doivent être neutralisés... Tout un chacun est écœuré par le profil « corniaud / escroc » et beaucoup de témoins peuvent relater des faits, apporter des preuves, taper du poing sur la table. Mais si par malheur il y en a un qui s’insurge, on l’accuse illico de « salir tamazight, Leqbayel... » Je parle de cette catégorie de personnes que feu Mohia a popularisé sous le nom de « Kabytchous » et qui l’ont poussé, par leurs vils procédés, à « quitter le bateau » et, infarctus sur infarctus, finir avec un cancer à un âge où il devait normalement goûter à la gloire de la notoriété et les nouvelles générations profiter du bonheur de son enseignement ! J’ai assisté à un débat entre un scientifique qui interpellait un apprenti-écrivant à propos de certaines données fallacieuses et fantaisistes et j’ai vu ce dernier « l’emporter » parce qu’encouragé et admiré par un modérateur un peu dépassé et une assistance dramatiquement silencieuse. Comme dit mon père : « ça me donne envie de me gratter le dos avec des cardes ! »
« Il y a un réel problème entre les hommes kabyles et les femmes kabyles »
Sur un mode plus personnel, vous êtes une femme étudiant une société encore largement patriarcale. Avez-vous le sentiment d’avoir été rejetée ou mal considérée par certains Kabyles qui pensent que cela n’est pas la place d’une femme que de mener de tels travaux ?
Tout d’abord, je tiens à dire que cela n’est pas propre aux seuls Kabyles. Si je prends le domaine de l’anthropologie en France, il y a beaucoup d’étudiantes dans les TD ou les amphis et plus on monte dans la pyramide, plus il y a d’hommes et très peu de femmes, je parle de postes et de places dans les commissions qui ont le pouvoir de décision et de recrutement. En tant que femme kabyle et chercheur, je ne dois ma survie et ma force qu’au fait d’avoir ignoré certains énergumènes. Comme disait ma grand mère : « j’ai une oreille sourde et l’autre, elle n’entend pas ». Cela dit, j’ai fini par acquérir une certaine place et je jouis d’un grand respect, n’en déplaise aux scolarisés en souffrance et en mal de reconnaissance. La grande masse, elle, est formidable ! Au début, quand j’ai commencé la recherche, on m’interpellait souvent pour me dire cette phrase qui me fait encore sourire : « tu as dit (ou écrit) ceci ou cela....., CHEZ MOI, ça n’existe pas ». No Comment. Un jour, un monsieur est venu me trouver après la publication de ma notice sur le chant kabyle dans l’Encyclopédie berbère : « Mais enfin, Farida ! Où es tu allée chercher ces histoires d’izli ? » Comme c’était un monsieur que je respectais, je lui ai répondu qu’il n’avait qu’à relire la notice en question puisque j’y prouvais par A+B que le concept izli/izlan était panberbère et pankabyle. « Mais enfin, ça n’existe pas chez moi », me dit-il, « chez toi, c’est où ? » « aux At... (suit le nom de la confédération) » « et où précisément aux At.... ? » ...en arrivant au village, je lui dis : « va voir Unetelle de telle famille, elle te parlera de l’izli chez toi » « ah, bon ! mais alors, c’est moi qui suis ignorant ». La réalité des faits a été énoncée par ce brave monsieur, beaucoup de compatriotes prennent leur ignorance pour de la connaissance. Une autre phrase qui me fait sourire, c’est lorsque j’évoque une expression, un mot, ou parle d’un fait ou autre.. et que l’interlocuteur « mâle » − beaucoup n’aiment pas ce mot − méconnaît. Au lieu d’avouer son ignorance, il rétorque avec un sourire jaune : « c’est féminin, ça », « oui, c’est les femmes qui... ». Sous titrage de ce type de remarque : « c’est de la sous-culture, c’est pour ça que je ne connais pas » ou bien « c’est pas pour moi, c’est pour les femelles ». Tout ça reste encore gentil, mais là où j’ai vécu des choses plus explicites et plus directes, c’est lorsqu’il y a un enjeu, toutefois, je ne prendrai ici que les exemples les plus anodins. Alors qu’on a demandé à un compatriote de m’inviter à une rencontre, non seulement il ne m’a rien transmis mais il s’est empressé de déclarer lorsque le public m’a réclamé : « je l’ai invité, elle a refusé de venir, je respecte sa décision », pur mensonge. Il est arrivé, par exemple, qu’on bloque mon livre et que l’éditeur change subitement d’avis sans explication parce que l’un des nôtres est passé par là. A la sortie (tout de même) du livre sur Cheikh Mohand, c’est fou le délire qu’il y a eu. Une certaine fébrilité s’est emparée de certains qui ont paniqué car ils ont vu « un homme, et l’œuvre de cet homme étudié par une FEMME ». Il a même été écrit que « n’importe qui ne peut écrire n’importe quoi sur Cheikh Mohand » là, je suis d’accord, mais l’auteur de cette phrase devrait commencer par se l’appliquer à lui-même. Des personnes m’ont interpellé, sans avoir encore feuilleté le livre, pour me dire qu’ils ont des textes « plus beaux et plus importants que les miens ». Certains se sont oubliés à parler d’eux lors d’une rencontre qui consistait à présenter Cheikh Mohand − dont c’était le centenaire − et mon livre, qui venait de paraître, et se sont mis à jouer le rôle d’un jury, il a fallu les remettre à leur place vertement.
« La domination masculine sévit fortement. »
A part les femmes qui ont été très enthousiastes et les sages - Abderrahmane Bouguermouh m’a envoyé un mail très encourageant après avoir lu le livre et L. Aït Menguellet a pris la parole en public et a été laudatif - la grande majorité des « Brobros » parisiens a été superbement silencieuse. Quelques uns parmi mes proches ont « parlé » avec leurs gestes en achetant plusieurs exemplaires du livre comme mon ami Ben Mohamed et Aït Menguellet pour m’encourager et d’autres encore pour me dissuader de le leur offrir, alors que j’ai été harcelée de demandes de partout pour des envois gratuits avec dédicaces. Pour revenir à l’accueil, comme dirait mon amie Malika Hachid, qui a beaucoup plus de choses que moi à dire à ce sujet, « c’est la conspiration du silence ! ». Après cela, j’ai eu entre les mains des publications où il était question de Cheikh Mohand et aucun auteur masculin ne m’a cité, comme si mon ouvrage n’avait jamais existé. Un universitaire berbérisant m’a même envoyé un mail, alors qu’il s’apprêtait à soutenir sa thèse, pour me dire qu’il ne connaissait pas mes travaux : pourtant les spécialistes de telle ou telle question se comptent à peine sur les doigts d’une main !
Quand Cuisine kabyle est paru, la préoccupation de certains a été de savoir si je prépare vraiment les plats dont je donne les recettes dans le livret.
La domination masculine sévit fortement et les relations masculin / féminin en pâtissent. En dehors du champ berbérisant et de la recherche en général, il y a un réel problème entre les hommes kabyles et les femmes kabyles. Le plus grave, c’est que les premiers nient leur machisme et ne supportent pas entendre les secondes évoquer ce problème et les culpabilisent sans retenue. Je me suis fait, il y a peu de temps, violemment incendier par quelqu’un parce que j’ai employé le mot « mâles ». Ce genre de comportement ne parle que de la personne qui l’adopte. En outre, il y en a qui ne supportent pas l’assertivité au féminin. C’est ce que j’ai vécu ces temps derniers avec un groupe de femmes avec lesquelles je travaille ... mais évoquer ces mâles qui râlent quand des femmes s’affirment et ne se laissent pas faire c’est leur accorder de l’importance ... Enfin, pour résumer, c’est tout juste si on ne nous dit pas « sois belle, bonne ménagère, bonne couscoussière et ... TAIS-toi ! ».
Ce qui compte dans tout ça c’est d’adopter une attitude de sagesse : ne pas se laisser embarquer dans l’émotion de l’autre (agressivité, violence...) autrement, j’entre dans la sphère de sa peur et de son manque d’être.
Propos recueillis par KabyleS.com - Rédaction Paris