Bou Imoura, avant l’exode
Le monde de l’absurde n’est pas l’apanage des grandes villes. Depuis plus de deux ans, le petit douar de Bou Imoura, dans la région d’Azilal, vit une mascarade ficelée, sans scrupule, au nom de l’environnement… Ou presque.
L’exode rural naît parfois du grotesque. Ce village aux maisons dispersées au pied du massif Tassemmitt, un grillage le traverse, l’entoure, menace de l’étouffer. Pourquoi ? Pour qu’y soit implantée une réserve de mouflons, mammifères quadrupèdes des montagnes à même de supplanter les habitants, en nombre. Par un froid samedi soir de novembre, une vingtaine de pères de famille se sont rassemblés sous le toit de Mouhammad dont la maison est une des premières accessibles depuis la piste qui mène à la ville, quelques dizaines de mètres plus bas. Une poignée d’hommes pour représenter les 5.000 personnes, réparties en 850 foyers, vivant sur ce site « depuis près de 900 ans », estime Zaïd. Pour la énième fois depuis plusieurs mois, ils font le point de la situation, de leur avenir. Cette réserve va désormais être équipée d’un réservoir d’eau de 90 mètres cubes pour abreuver ses nouveaux protégés. « Et assoiffer les gens d’ici », s’insurge Amale Samie, amoureux de la région et proche de tous les membres de Bou Imoura.
Requête sans réponse
D’ici un mois, 80 familles se trouveront privées de pâturage, près de 200 personnes seront privées d’eau. « Dès l’arrivée de l’été, ces gens n’auront qu’à foutre le camp aux bidonvilles ». Déjà, trois foyers ont quitté la plaine pour chercher une autre propriété. « En 2002, les autorités locales ont débarqué sur le site sans nous avoir consultés ni prévenus. Oui, ces terres appartiennent aux Eaux et Forêts, mais nous y envoyons notre bétail, c’est vital pour nous », déplore inlassablement Abdou. « Nous avons déposé une requête auprès du wali, sans réponse autre que leur soi-disant projet de développement ». Pendant les deux ans qu’a prise la pose du grillage, l’affaire est restée en sommeil. Mais la blessure s’est à nouveau ouverte lorsque la barrière s’est fermée dans le courant de l’été dernier. Dehors, les genoux dans la terre ocre, Saïd dessine le périmètre tortueux du grillage imposé, enfonçant fermement son bout de bois là où trois, quatre, cinq maisons se trouvent littéralement encerclées. « Dès la tombée des premières neiges, une trentaine de familles seront coincées là, condamnées à marcher trois heures pour contourner les 15 kilomètres de barrière alors qu’ils peuvent être au pied de la montagne en une demi-heure. Chercher de l’eau, transporter les semences, moissonner, tout deviendra difficile, même les visites ou le trajet des enfants pour aller à l’école ».
Mascarade
Une chose est claire, implanter une réserve de mouflons à cet endroit précis n’est qu’un prétexte. Selon le périmètre du grillage posé, celle-ci ne représente que 74 hectares sur les 13.000 de l’ensemble du site des Eaux et Forêts. Autant dire, une portion infime. « Il y a plus de 12.000 autres hectares vides pour y mettre ces bêtes ! Alors pourquoi ici, chez nous ? ». Et, quand bien même l’argument du mouflon serait sincère, derrière cet élan environnementaliste se cachent certaines incohérences. « L’endroit ne correspond même pas à l’écosystème exact des mouflons qui vivent plus haut, dans la rocaille, explique Hakim. Même le grillage n’est pas assez haut : regardez là, au niveau de ce rocher, ils pourront sauter, c’est sûr ».
La réserve ainsi plantée occupe le point du site où passent les trois groupements de la tribu des Aït Slimani, à laquelle appartiennent les habitants de Bou Imoura. « C’est la superficie d’une balle en plein cœur », assène Amale Samie lors d’une réunion du syndicat de la presse régionale à Beni Mellal. Les visages sont graves alors que tous tentent de décortiquer les charnières d’un drame aux allures tragi-comiques. « Nous parlons de déracinement : l’exode rural pour le compte des petites mafias locales », entend-on dans cette salle enfumée. Plus haut, au village, hommes et femmes en sont conscients. 5.000 personnes, c’est peu, comparé à d’autres groupements de dizaines de milliers de membres. « Pour eux, cela leur semble plus facile de nous éliminer », acquiesce cette mère de six enfants. Des notables de la région qui, alliés aux autorités locales par quelques intérêts fructueux et l’incompréhension de la montagne, n’hésitent pas à peser de leur poids pour mettre la main sur cette zone au riche potentiel. Abdou le répète, « Beni Mellal est pourrie par un lobby anti-développement, comme on l’appelle ici. Leur but : récupérer les terrains à bas prix pour y chasser et se divertir et surtout préserver leurs intérêts dans le business touristique ».
Intimidations
Sans faire l’économie d’une certaine bassesse... Depuis quelques mois, des procès sont en cours contre des habitants du douar ayant manifesté leur opposition au grillage et à la réserve, « pour avoir brûlé du bois de la zone il y a parfois plusieurs années de cela. Pour nous calmer ». Récemment, la distribution de matériel scolaire à l’école du douar, avec un camion prêté par la fondation Mohammed V, a rameuté les troupes de la gendarmerie locale. Autre exemple : la plainte déposée pour diffamation par le parlementaire Abdellah Kharroufa contre le directeur du journal local « Al Minbar Beni-Mellal » pour avoir révélé l’occupation d’un espace public par ledit parlementaire, proche du wali Abderrahmane Hanane. « Ce que nous demandons, c’est l’arrêt des travaux du réservoir et le déplacement de la réserve.
Une commission d’enquête des Eaux et Forêts doit venir. Nous l’attendons. Qu’elle écoute les habitants. Qu’un expert environnemental vienne expliquer le désastre encouru, (termine Amale Samie). Les habitants ne sont pas opposés à un plan de développement, mais ils refusent ce qui se passe actuellement ».
L’ASIDD cherche à concrétiser un projet respectueux des habitants et du site pour concurrencer les visées des notables locaux. Pour cette association pour l’intégration et le développement durables créée en mars 2002, Beni Mellal peut devenir une nouvelle porte vers le Moyen Atlas. Dans le collimateur des autorités, l’association manque de financement pour continuer à soutenir les habitants de Bou Imoura. « Pour l’heure, on a envoyé un message au médiateur Diwan Al Madhalim. Et cette semaine, deux représentants de la mouvance amazighe ont plaidé à Genève au nom de cette ethnie en voie d’être déracinée ». Depuis quelques semaines, les habitants sont laissés tranquilles. Mais tous le savent : rien ne prouve que le spectre de l’exode s’éloigne.
Cléo Martin
lejournal-hebdo.com