A lire : "Langue et pouvoir en Algérie".

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Langue et pouvoir en Algérie.

Parution : 12 août 2006
Par : Azzedine Ait Khelifa .

« C’est sur l’histoire d’un traumatisme linguistique que se penche l’universitaire Mohamed Benrabah. Sous le titre Langue et pouvoir en Algérie, l’auteur, maître de conférences à l’Université Grenoble III, s’attaque à un thème névralgique, à un moment où ce pays est à un carrefour sensible de son histoire. Dans sa préface, Gilbert Grandguillaume explique que "le pluralisme des langues exprime le pluralisme réel de la société...Le rôle du pouvoir politique en démocratie n’est pas d’ignorer ce pluralisme...mais d’en garantir le libre exercice..." »


Présentation de l’éditeur

« C’est bien d’un combat qu’il s’agit dans ce livre. Un combat contre l’hypocrisie, contre la langue de bois, contre le conformisme islamo-nationaliste, contre une politique linguistique qui a voulu réduire au silence l’Algérie réelle, contre un pouvoir qui s’est installé dans un déni constant des réalités culturelles et linguistiques de ce pays. La langue est le lieu où s’exprime et se construit le plus profond de la personnalité individuelle et collective. Elle est un lien entre passé et présent, individu et société, conscient et inconscient. Elle est le miroir de l’identité. Elle est l’une des lois qui structurent la personnalité. Elle ne peut être ravalée au rôle d’instrument politique, quel qu’en soit le but. Le pluralisme des langues en Algérie exprime le pluralisme réel de la Société, il en est une composante déterminante. Le rôle du pouvoir politique en démocratie n’est pas d’ignorer ce pluralisme, encore moins de le réduire par voie autoritaire, mais d’en garantir le libre exercice par l’établissement de règles permettant dialogue et coexistence. La question de la langue en Algérie est indissociable de celle de la démocratie, seul avenir acceptable pour ce pays. Il faut savoir gré à Mohamed Benrabah de le rappeler dans ce livre incisif, lucide et courageux ».

Présentation parue dans Cahiers d’études africaines, 163-164, 2001

Le livre de M. Benrabah s’attache à expliquer comment une langue, qui a servi à regrouper un peuple dans la résistance contre le colonisateur, a pu ne pas servir ultérieurement, ni à l’unité nationale ni au développement du pays libéré. Bien que devenue l’étendard de l’indépendance, la langue « arabe », au moment de la reconstruction, après la guerre, et malgré la force de son pouvoir symbolique, a failli. C’est à cette jonction historique, à ce moment crucial, où tout aurait pu en aller autrement, que l’auteur situe le « traumatisme linguistique » (voir son sous-titre), qui, selon lui, est à l’origine de la tragédie algérienne que nous connaissons aujourd’hui, « une tragédie que l’on évalue entre 70 000 et 100 000 morts » (p. 24).

Pour comprendre ce gâchis, il faut aller à la source du mal lui-même : « l’instauration, dès l’indépendance en 1962, du totalitarisme politique » (p. 21). « Pourtant, après 1962, le respect qu’elle [l’Algérie] inspirait était en grande partie dû, d’une part à son combat héroïque dans une guerre d’une rare violence, et, d’autre part, à l’absence de haine à l’encontre du non musulman, de l’étranger, français notamment » (p. 23).

Au sortir de la guerre d’Indépendance (1962), l’absence de haine de l’étranger, et notamment du Français, corrèle, dans un étroit rapport dialectique, avec la liberté d’expression et l’estime de soi. Mais, lorsque l’expression n’est plus libre, c’est-à-dire lorsque les Algériens ne peuvent plus s’exprimer dans leur(s) langue(s), la haine de soi s’installe, produisant la haine de l’étranger (du Français). Cet état de choses est survenu très rapidement, avant la fin des années soixante, avec la politique dite d’arabisation.

M. Benrabah appelle l’arabisation un « totalitarisme politique » ; pour bon nombre d’observateurs extérieurs, elle pourrait, au contraire, apparaître comme la revendication légitime d’un peuple libéré de l’oppression coloniale. Une langue utilisée comme symbole et outil de l’unité nationale n’est pas vraiment une idée neuve pour le lecteur français. Ce lecteur, s’il est peu informé sur la situation spécifique de l’Algérie (le cas de la plupart d’entre nous), demeure perplexe : est-ce que l’arabisation n’est pas une bonne chose ? L’arabe n’est-il pas la langue des Arabes ? Les Algériens ne sont-ils pas des Arabes ? Nous savons qu’une partie de la population n’est pas arabe et arabophone mais kabyle et berbérophone. Il faut ajouter à cette information les chiffres donnés par M. Benrabah : en 1954, après 120 ans d’occupation coloniale, seulement 300 000 des dix millions d’Algériens comprennent et lisent l’arabe classique. La langue maternelle de la vaste majorité des gens est l’arabe populaire (à plusieurs variétés mutuellement intelligibles) ou le berbère (tamazight), dont les variétés ne sont pas toutes intercompréhensibles. Or l’arabisation consiste à enseigner et imposer l’arabe classique, à savoir une langue essentiellement écrite qui n’est toujours pas comprise par la plus grande partie de la population.

Comme beaucoup d’autres pays - dont la France -, l’Algérie a été un lieu d’invasions à répétition et donc un « carrefour de civilisations ». Autre conséquence, la pluralité linguistique y règne depuis l’Antiquité. Les premiers habitants du Maghreb furent les Berbères (que les Grecs et Romains désignaient par le terme de « Numides »). La langue berbère est vieille de 5 000 ans mais les inscriptions anciennes attestent le fait que les Berbères ont toujours écrit dans la langue des conquérants, dans un alphabet qui vient probablement des Phéniciens, originaires du Liban actuel (p. 28). Avec l’occupation romaine, « certaines couches sociales se romanisent et adoptent la langue latine. Face à cette population berbère romanisée, les Romani, on trouve les Mauri (ou Maures), montagnards non romanisés » (p. 29). Comme ailleurs, aussi, la bipolarisation était (et reste) forte entre ville et campagne. Avec l’invasion arabe venue du Moyen-Orient, les citadins adoptèrent l’islam (pour se protéger contre les attaques des nomades) et progressivement la langue arabe, devenant bilingues (bilinguisme transitoire), ce qui n’est guère le cas des ruraux. Même si ceux-ci se sont largement convertis à l’islam et ont souscrit à l’idée que le Prophète ait transmis le Coran à Mahomet en arabe (langue sacralisée1), ils continuent d’utiliser leur langue propre, le berbère.

L’arabisation, à l’Indépendance, pouvait apparaître comme l’expression de la nouvelle Algérie, libérée de la colonisation française. Benrabah retrace l’histoire de ce qu’il analyse comme un coup d’État dans l’État car, explique-t-il, afin de « récupérer l’âme algérienne par les Algériens » (p. 25), un petit groupe d’hommes2 a pris les commandes par la force et a mis au point toute une panoplie de politiques pour accaparer et conserver le pouvoir, dont celle dite d’arabisation. En utilisant l’expression « âme algérienne » - récurrente à travers le livre3 -, l’auteur nous fait comprendre que l’arabisation n’est pas seulement une politique linguistique : elle vise l’être tout entier, l’identité des Algériens, comme une forme extrême d’assimilation.

Certains critiques ont parlé de « brûlot » au moment où le livre de M. Benrabah est paru. Il épouse toutefois un mouvement qui le rend moins polémique qu’il ne paraît d’abord. Bien qu’il s’agisse d’une attaque en règle contre l’arabisation, en effet, l’auteur argumente en linguiste, son présupposé étant que toutes les langues sont égales et qu’il n’y a pas de langue sacrée. Son analyse repose sur une démonstration basée sur ces deux idées fortes qui font que, même si l’arabe est une grande langue, il faut combattre la politique linguistique qui le sacralise, au nom du rôle qui lui a été dévolu et des dégâts que cette politique a entraînés.

La politique d’arabisation signifie, dans le contexte actuel, le refus de la réalité et du plurilinguisme algériens, c’est-à-dire du mélange, du dialectal et de la différenciation sociale liée aux langues. L’arabe classique, coranique ou littéraire, enseigné comme langue « haute », ne permet pas de structuration identitaire individuelle, étant trop distant des usagers. En cherchant à réintroduire l’arabe classique, dans une diglossie où il remplacerait l’hégémonie de la langue coloniale (le français), comme langue de l’élite, donc, face aux langues du peuple (l’arabe populaire et le berbère), cette politique « d’arabisation » rappelle et réitère l’action des conquérants venus d’Arabie au VIIe siècle après J.-C. répandre l’islam. Certes, l’arabe a pu un temps cristalliser les forces de résistance à la France, parce que la langue française, qu’il devait supplanter, symbolisait le pouvoir du colonisateur. Mais une fois la victoire obtenue, il y a eu un ratage : les diverses langues, dont le berbère, mais aussi les variétés d’arabe algérien parlées par tous ceux qui ont libéré l’Algérie, ont été ignorées par les nouveaux décideurs qui ont fini par créer un État islamique parlant l’arabe classique. Loin d’être la libération du peuple et la valorisation des langues locales, l’arabisation représente ainsi une nouvelle colonisation.

Editions Séguier Collection Les Colonnes d’Hercule 1999, 348 p., 22.1 euros ISBN : 2840491508
 
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